Nathan Altman
"Car seul Pétersbourg me soutient – le Pétersbourg des concerts, le jaune, le lugubre, le renfrogné, l’hivernal."
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"Dans les marges des brouillons naissent des arabesques qui vivent de leur vie indépendante, merveilleuse et perfide."
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Insomnie. Homère, voiles arc-boutées.
J'ai lu jusqu'à moitié la liste des vaisseaux.
Cette couvée sans fin, ces grues en file indienne
Qui un jour s'élevèrent au-dessus de l'Hellade -
Craquètement des grues en terres étrangères!
Sur la tête des rois, de l'écume divine.
Où voguez-vous ainsi? - sans la sublime Hélène
Qu'aurait importé Troie, combattants achéens?
Et la mer et Homère - tout est mu par l'amour.
Qui donc dois-je écouter? Homère, lui, se tait
Et la mer couleur d'encre pérore, prétentieuse,
Et dans un bruit atroce, elle rampe à mon chevet.
1915 - Trad. Eveline Amoursky
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La portée caresse l'oeil tout autant que la musique caresse l'oreille. Les mouchetures noires de la gamme pianistique se faufilent, grimpent et dégringolent comme des petits allumeurs de réverbères. Chaque mesure est un esquif chargé de raisins secs et de raisin noir.
La page d'une partition, c'est d'abord la disposition de combat d'une flottille de voiliers ; c'est aussi le plan du naufrage de la nuit ordonnée en noyaux de prunes.
Les chutes concertantes vertigineuses des mazurkas de Chopin, les larges escaliers à clochettes des études de Liszt, les jardins suspendus ornés de massifs, vacillant sur cinq fils de fer, de Mozart - n'ont rien de commun avec les buissons nains de Beethoven.
La vigne musicale de Schubert est toujours becquetée jusqu'aux pépins et fouettée par la tempête.
Lorsque des centaines de lutins allumeurs de réverbères se précipitent dans les rues, armés de petites échelles, pour suspendre des bémols aux crochets rouillés, consolider la girouette des dièses, enlever des enseignes entières de mesures efflanquées - c'est pour sûr Beethoven ; mais lorsque la cavalerie des croches et des doubles croches en soutane de papier se précipite à l'attaque en arborant insignes équestres et étendards - c'est encore Beethoven.
Une page de partition, c'est une révolution dans une vieille ville allemande.
Voici des tortues qui, leur tendre tête étirée, font la course : c'est Haendel. Mais combien sont martiales les partitions de Bach – ces fantastiques festons de champignons séchés.
Le Timbre égyptien
Trad. Eveline Amoursky
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Nous vivons sans sentir le pays sous nos pieds,
À dix pas notre voix ne s'entend, étouffée.
Quelques mots, et l'on a le farouche
Montagnard du Kremlin à la bouche.
Ses gros doigts sont pareils à des vers gros et gras,
Et son verbe est certain, assené comme un poids.
Des cafards, ses moustaches qui rient,
Et le cuir de ses bottes qui brillent !
Un ramas de caïds au cou mince l'entoure,
De sous-hommes il se sert et se fait une cour;
Les uns sifflent, ou beuglent ou grognent,
Mais lui seul il tutoie, il ordonne.
Tels des fers il vous forge décret sur décret
En plein front ! Dans les yeux ! Au bas-ventre ! En plein nez !
L'échafaud, chaque fois, c'est sa fête,
Et le large poitrail de l'Ossète.
1933 Trad. Michel Aucouturier
Epigramme sur Staline qui fut la cause de la première arrestation de Mandelstam en 1934.
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