L'autre côté du miroir Si on n'est pas réellement "attaché" au monde, une telle remarque ne semble pas avoir une quelconque signification, mais si on sait apprécier les problèmes et les choses intéressantes dans le monde, on voit que c'est une découverte tout à fait dramatique : lorsque nous plaçons des atomes de cobalt dans un champ magnétique extrêmement fort, il y a davantage d'électrons de désintégration qui vont vers le bas que vers le haut. Richard P. Feynman, 1963. Il y a déjà bien longtemps — c’était en 1996 — le Bulletin vert a fait paraître un Avis de Recherche qui posait la question suivante: « Que répondre à un élève qui demande pourquoi, dans la réflexion par un miroir, la gauche et la droite sont inversées alors que le haut et le bas ne le sont pas ? ». Les réponses à cette rubrique n’ont malheureusement jamais été publiées, mais le problème était pourtant doublement intéressant : d'abord parce que c'est une question que nombre d’entre nous se sont certainement posée un jour à eux-mêmes en tant qu'élèves ; ensuite parce que c'est une question qu’ils se sont sans doute aussi posée comme enseignants s’ils ont essayé d'expliquer clairement (ou de s’expliquer clairement…) les difficultés de la notion d'orientation. Au départ, la question est naturellement celle-ci : « pourquoi mon image dans un miroir me donne-t-elle à voir quelqu'un qui est gaucher alors que je suis droitier ?… et pourquoi en va-t-il de même pour toutes les autres personnes, dès lors que je les vois dans un miroir ? ». La première réponse que l'on vous donne est invariablement celle-là : « c'est parce que la réflexion dans un miroir renverse l'orientation de l'espace… ». Mais cette réponse ne suffit pas vraiment. Elle donne immédiatement naissance à ces deux interrogations qui complètent la première : « 1) la réflexion renverse l'orientation, oui ; mais l'orientation de quoi ? 2) la réflexion renverse l'orientation, d'accord ; mais pourquoi est-ce l'axe gauche/droite qui est concerné, alors que les axes haut/bas et devant/derrière ne donnent pas l'impression d'être affectés par le changement ? ». Ces questions ne sont ni vides ni triviales. L’expérience montre au contraire qu'il est très difficile d'en trouver la porte de sortie et il n’est pas rare de rencontrer quelqu'un qui, tout en sachant que c'est un problème d'orientation, n'en arrive pas moins à donner — lorsqu’on le pousse un peu dans ses retranchements — des éléments de réponse bien peu convaincants et souvent contradictoires. Il répondra en substance : « D’abord, on ne voit pas pourquoi le haut et le bas seraient changés, puisque ce sont le haut et le bas… ; ensuite, il n’y a guère de raisons pour que ce soient le devant et le derrière, car ce qui se passe à ce niveau est tout à fait naturel…; mais il est bien connu que le maillon faible c'est la droite et la gauche : ce sont des notions très relatives et, pour tout dire, culturelles: il ne faut donc pas s'étonner si ce sont elles qui sont échangées !». On l’entendra même parfois conclure avec un peu d’agacement… «que le miroir, en définitive, ne renverse rien du tout ! ». Cela étant, il y a certainement des esprits de bonne foi qui ne se sont peut-être jamais explicitement posé la question que l’Avis de Recherche prêtait à un élève, qui n’ont jamais ressenti au fond d’eux-mêmes ce «renversementd’orientation » dont il est classiquement question à propos des miroirs ou qui — tout simplement — pensent qu’il s’agit d’une question foncièrement psychologique et ne voient pas très bien ce que ce genre d’interversion peut avoir à faire avec la physique ou les mathématiques. C'est pourtant d'un problème physico-mathématique qu'il s'agit avant toutes choses et il nous faut commencer par le décortiquer clairement si nous voulons savoir où interviennent éventuellement d'autres aspects de la question, qu’ils soient «culturels» ou mêmes «physiques». 1° — Qu’est-ce que «l’orientation»? La gauche et la droite existent en mathématiques et en physique depuis la nuit des temps et tout particulièrement depuis le jour où l'on a déposé au pavillon de Breteuil, à Sèvres, une statuette en platine iridié appelée bonhomme d'Ampère et qui représente un homme levant un de ses deux bras… A partir de ce moment-là , pour savoir où est la gauche ou la droite de quelque chose, ou pour savoir ce qui est à droite ou à gauche de quelque chose, il suffit de s'être mis d'accord sur la façon de ramener par la pensée (comme si on le faisait dans la réalité) ce quelque chose sur la statuette du pavillon de Breteuil. La droite correspond alors au côté de notre bonhomme-étalon dont le bras est levé. C'est très simple et cela ne pose aucun problème à qui que ce soit ! Même un cosmonaute qui serait enfermé en apesanteur dans un satellite ne lui permettant pas de voir où est la terre serait parfaitement capable de se ramener par la pensée au pavillon de Breteuil afin de savoir qu’elle est sa main gauche ou quel est son pied droit… De la même façon, une mouche possède une aile droite ou des pattes droites: qu’elle se promène le long d’un mur ou au plafond, qu’elle vole la tête en bas ou sur le flanc, il lui suffit de savoir qu’elle doit venir placer son dos et sa tête sur ceux de la statuette pour retrouver la distinction entre son côté droit et son côté gauche! Bref. Les seules règles importantes pour distinguer (et savoir retrouver) la droite et la gauche sont très vite apprises par chacun d’entre nous. La contrainte essentielle est avant tout de bien faire la différence entre les deux manières courantes de parler de la gauche et de la droite de quelque chose… En effet, on peut d’abord définir ces notions du point de vue de l’observateur: on se rapportera alors à un référentiel relatif à celui qui parle et donc défini indépendamment de l’objet dont on parle. On décrira ainsi, par exemple, la droite ou la gauche d’une pièce, d’un immeuble, d’un paysage et l’interlocuteur ne saura de quel côté il s’agit que s’il connaît la position de celui qui décrit la scène. Mais bien entendu, si l’on parlait ainsi à propos de la mouche précédente, l’expression «aile droite de la mouche» ne pourrait désigner que l’aile que l’observateur voit du côté de sa propre main droite, si tant est qu’il y en ait une seule au moment où il parle… Alors que la façon dont j’ai utilisé cette expression — et dont elle a été lue — au paragraphe précédent, ne faisait pas appel à cette manière-là de considérer la droite et la gauche: elle faisait implicitement référence à une autre entrée dans le problème, qui consiste à parler de la gauche et de la droite de quelque chose en un sens intrinsèque et pour laquelle on utilise le référentiel lié au bonhomme d’Ampère,… qu’il suffit de transporter mentalement vers l’objet dont on veut trouver la droite et la gauche. On voit notamment au passage que cette deuxième manière ne met nullement en jeu des considérations qui relèveraient d'un axe haut/bas ou d’un axe devant/derrière. Elle ne fait appel qu’à l’observation d’un axe tête/pieds et d'un axe dos/ventre, comme cela est illustré par l’exemple de la mouche ou du cosmonaute. Le seul effort à faire est de ramener l’objet concerné au pavillon de Breteuil et de se mettre d'accord sur ce que l’on a coutume d’appliquer (et dans quel sens) sur l'axe tête/pieds et sur l'axe dos/ventre de notre statuette. Et sur ce dernier point, c’est évidemment de «culture» qu’il s’agit. Seules les données culturelles ou sociologiques permettent de savoir comment il convient de parler de «droite» à propos d’un homme, d’une mouche, d'un crucifix, d'un fleuve, d'une automobile, d'un portrait,… ou de retrouver ce que signifient les expressions de «bâbord» et «tribord» à propos d’un bateau, de «cour» et «jardin» à propos d’une scène de théâtre… La question de l’élève est donc, au départ, tout simplement celle-ci: « si je vois une mouche sur ma table en train de remuer son aile droite, pourquoi cette même mouche, vue dans un miroir situé dans n'importe qu'elle position, m'apparaît-elle comme une mouche qui est en train de remuer son aile gauche ? ». Il est bon, avant d’y répondre, de faire le point sur la traduction en termes géométriques des considérations précédentes car tout repose de façon assez subtile sur une propriété fondamentale de l'espace qui est son orientabilité, jointe ensuite à un choix arbitraire pour fixer conventionnellement ce que nous avons appelé jusqu'ici la droite et la gauche. Ce choix est le seul aspect culturel du problème ; le reste n'a rien de culturel et tient dans une propriété géométrique qui dit la chose suivante : si on a ramené un objet donné sur notre bonhomme-étalon pour déterminer sa droite et sa gauche à partir de ce que nous sommes d'accord pour appeler son ventre et sa tête, alors toute autre façon de faire le trajet pour amener notre objet au pavillon de Breteuil donnera le même résultat. Pour gérer mathématiquement cette observation physico-géométrique, il convient de se placer à deux niveaux : celui des isométries et celui des repères. Tout vient du fait qu'il y a deux sortes d'isométries de l’espace : les déplacements et les autres… Ces déplacements (qui seront les transformations conservant l'orientation lorsque nous aurons dit ce qu'est l'orientation), ces déplacements, donc, peuvent être caractérisés de bien des manières : ce sont les isométries engendrées par les demi-tours, ce sont celles qui ont un déterminant positif, celles qui peuvent se décomposer en produit d’un nombre pair de symétries planes, celles qui peuvent se ramener continûment à l'identité, etc., etc. Bref. L'important est que si on apporte un objet au pavillon de Breteuil, l'isométrie qui amène sa position initiale sur sa position finale est précisément un déplacement. C’est obligatoire pour des raisons géométriques qui tiennent (par exemple) à la continuité du déterminant et au fait qu'il ne saurait s'annuler au cours du déplacement. Cela étant, on vérifie plus ou moins aisément en se plaçant au niveau des repères que la famille de tous les repères orthonormés possibles se scinde en deux sous-familles naturelles qui ne sont rien d'autres (en termes mathématiques) que les deux classes d'équivalence correspondant à la relation : «deux repères sont équivalents si on peut passer de l'un à l'autre par un déplacement». Aucune de ces deux sous-familles n'est mathématiquement privilégiée en quoi que ce soit, mais c'est dans leur simple existence que réside précisément la propriété d'orientabilité de l'espace physique qui nous entoure. Pour orienter l'espace il nous suffit de choisir une de ces deux sous-familles et de décréter une bonne fois pour toutes que tous les repères qu'elle contient seront appelés des repères directs, et que les autres seront appelés par conséquent des repères indirects. Et quand on aura remarqué que pour choisir une des deux sous-familles il suffit de se donner un repère particulier ( …un bonhomme d'Ampère), on aura compris que tout ce que j'ai dit jusqu'à présent revient à ceci : « pour décider de la droite et de la gauche (intrinsèques) de quelque chose, il suffit de décider d'un axe pieds/tête et d'un axe dos/ventre ; l'axe gauche/droite n'a plus alors qu'à être choisi de manière à déterminer un repère direct avec les deux premiers, au sens du choix conventionnel effectué lors du dépôt du bonhomme d'Ampère au pavillon de Breteuil ». Il y a évidemment une part de tautologie dans une telle situation, car les deux phrases : « Quel est mon bras droit ? C'est celui qui s'envoie sur le bras levé du bonhomme-étalon. Quel est le bras levé du bonhomme-étalon ? C'est son bras droit !… » sont vraies quelle que soit la statuette retenue comme étalon. C'est peut-être en ce sens que l'on peut dire que la notion de droite et de gauche n'est pas mathématique. Mais, même si la situation est relativement subtile, elle est sans ambiguïté et, pour notre problème, il nous faut en retenir les deux conséquences suivantes: — Une première conséquence (directe) de la définition est qu’une symétrie plane quelconque transforme un repère direct en un repère indirect, et ceci évidemment quelles que soient la position et la distance de celui-ci vis-à -vis du plan de symétrie. — Une deuxième conséquence tient dans le fait que la famille des repères directs peut être définie par n’importe lequel de ses membres, si bien que la métaphore du bonhomme d’Ampère n’est évidemment qu’un artifice littéraire… N’importe quel objet dont on connaît l’orientation peut remplacer localement la statuette du Pavillon de Breteuil si l’on veut s’éviter le voyage jusqu’à Sèvres: chacun d’entre nous peut notamment servir de référence en cas de besoin et chacun sait d’autre part que des objets même très peu «anthropomorphes» tels que des tire-bouchons, certains systèmes de doigts tendus, certaines lettres de l’alphabet écrites sur des supports non transparents, etc., peuvent à leur tour recevoir une homologation équivalente à celle de notre bonhomme d’Ampère officiel… Mais revenons à notre problème. D'après ce qui précède, une symétrie plane transforme tout repère direct en un repère indirect ; donc la réflexion par rapport à un miroir va faire de même… mais seulement lorsque nous aurons précisé le cadre dans lequel nous travaillons pour modéliser la situation ! La première question inévitable est donc la suivante : « de quoi parle-t-on lorsque l'on parle de l'image d'un objet dans un miroir ? ». Quoi qu'on en dise, si nous voyons un objet en direct et si nous le voyons aussi dans un miroir, nous recevons deux images, alors qu'il n'y a qu'un seul objet. Mais les géomètres et les physiciens ont précisé la question : ils ont inventé la notion d'image virtuelle. Celle-ci n'a pas d'existence physique, mais c'est quelque chose de mathématiquement très précis : c'est un ensemble de points qui est le symétrique (par rapport au plan du miroir) de l'ensemble des points constituant l'objet d'origine. On peut dire si l'on préfère : « dans mon cône visuel, et dans la zone déterminée par le bord du miroir, les rayons lumineux me permettent de voir des objets situés dans une zone d'espace symétrique de la zone réelle (de mon côté du miroir) et ces objets sont les symétriques des objets existants ». C'est dans cette zone virtuelle (que nous étendrons mathématiquement à tout le demi-espace limité par le plan du miroir) que vivent les doubles des objets réels qui, pour nous, se reflètent dans le miroir. Ces doubles n'ont, en quelque sorte, qu'une réalité cognitive, mais ils ont des conséquences rétiniennes incontournables… Peut-être est-il nécessaire de faire appel à Kant pour leur donner une légitimité phénoménologique, peut-être vaudrait-il mieux s'en passer, mais il me semble personnellement qu'ils constituent un langage particulièrement pratique pour parler des images dans un miroir… Une fois ce langage accepté (c'est-à -dire celui des doubles virtuels), le premier réflexe qui vient à l'esprit est de dire : « cet espace double est orienté dans le sens contraire de celui d'origine ». Seulement il y a un hic, un hic important et inévitable : ce double n'est en réalité pas orienté du tout, pour la bonne raison que, jusqu'à preuve du contraire, ce double est un espace différent du précédent ! Et en réfléchissant un peu, on voit qu'il y a en fait deux manières de l'orienter (ce qui n'est pas nouveau…) mais que ces deux manières concurrentes peuvent correspondre, chacune, à une démarche qu'il est parfaitement possible de trouver légitime et naturelle : — la première consiste à dire : le demi-espace virtuel est en bijection naturelle avec le demi-espace réel et doit donc recevoir l'orientation transportée par cette bijection, — la seconde consiste à dire : le demi-espace virtuel prolonge le demi-espace réel par delà le plan du miroir, il doit donc être naturellement orienté en prolongeant l'orientation du demi-espace qui est de ce côté-ci. Disons-le en poursuivant la métaphore que j'ai utilisée jusqu'ici : si je vais chercher le bonhomme d'Ampère qui a été déposé à Sèvres et que je viens le placer de ce côté-ci du miroir, il donne naissance à un bonhomme d'Ampère virtuel, de l'autre côté du miroir, et chacun des deux peut prétendre au rôle d'étalon d'orientation, c'est-à -dire de repère direct de référence… C'est clair pour celui qui est virtuel et qui est donc déjà dans ce monde-là . Pour l'autre, celui de ce monde-ci, il suffirait qu'il traverse subrepticement le miroir, comme s'il s'agissait d'une simple fenêtre séparant deux demi-espaces contigus du monde réel… 2° — Que répondre à l'élève ? D'après ce qui précède, le premier élément de réponse à donner à la question « Pourquoi, dans la réflexion par un miroir, la gauche et la droite sont inversées alors que le haut et le bas ne le sont pas ? » c'est tout simplement qu'il s'agit d'une question bien mal posée… Il n'est pas vrai, en effet, que le haut et le bas ne soient jamais échangés. Il suffit, pour s'en convaincre d'observer le reflet d'un paysage dans un lac, ou de se regarder dans un miroir situé au plafond… En réalité, considérée sous cet angle, la question n'est nullement une question qui touche à l'orientation de l'espace. Elle repose essentiellement sur deux éléments suivants : — la symétrie par rapport au plan du miroir renverse le sens de la direction normale à celui-ci et laisse fixes les directions contenues dans le plan de réflexion, — parler de haut et de bas, de devant et de derrière dans ce contexte fait référence à un repère que l'on placerait de façon imaginaire relativement au plan du miroir ou relativement à la position de l'observateur : cela ramène le problème des mots droite et gauche au sens qui est lié à l'observateur et non à celui de la détermination d'une droite et d'une gauche intrinsèques à un objet donné. Ainsi, dans le cas le plus simple où je suis debout, face à une glace murale, la symétrie renverse seulement l'axe qui me joint à mon image et elle laisse fixe aussi bien l'axe haut/bas que l'axe droite/gauche. Mais cela signifie simplement que je continue à voir au-dessus de moi ce qui est audessus de moi et à voir à droite de moi ce qui est à droite de moi ! Seulement le problème change complètement de nature si je m'aperçois que ce qui est à droite de moi devient à gauche lorsque j'adopte le point de vue virtuel de mon double virtuel… Et c'est sur ce point, évidemment, que porte la question de l'élève ! Mais alors elle doit être formulée différemment, car ce n'est pas un problème haut/bas faisant référence à l'environnement, mais un problème tête/pieds qui est intrinsèquement relié à l'objet observé. Bref. La question de l'élève est à déconnecter des problèmes de position du miroir par rapport au décor environnant et des problèmes de position de l'objet par rapport au plan du miroir ; elle est à remettre sous la forme : « Pourquoi, dans la réflexion par un miroir, les mains gauche et droite de mon image sont-elles les images de mes mains droite et gauche, et pourquoi ce phénomène d'inversion ne touche-t-il jamais les axes tête/pieds et dos/ventre ? ». J'avoue que la seule réponse défendable que je connaisse à cette question qui touche évidemment à l'orientation de l'espace est la suivante : « C'est parce que je le veux bien ! ». C'est sans doute surprenant et difficile à admettre, mais c'est comme cela et c'est ce que je vais essayer de plaider maintenant. Je me placerai pour le faire dans le cadre suivant : je vais essayer de montrer que psychologiquement il nous arrive (en fonction des cas ou des circonstances) de choisir inconsciemment l'une ou l'autre des deux orientations naturelles possibles décrites au paragraphe précédent… Supposons donc que je sois droitier et que je regarde mon double virtuel dans un miroir et analysons pour commencer la raison qui me permet de dire : « Cette personne est gauchère ». La première chose à faire est de trouver où est sa main droite. C'est évidemment plus ou moins compliqué selon la position dans laquelle elle m'apparaît. Si elle est debout, face à moi, j'ai appris depuis belle lurette que sa main droite est en face de ma main gauche, car c'est celle-là que me tendrait un interlocuteur désireux de me serrer la main… Si les positions sont plus complexes, je ne sais pas comment on fait en général, mais je sais personnellement comment je procède : je reviens à la méthode d'apprentissage qui m'a permis, dans mon enfance, de retrouver la main droite de ceux qui étaient placés en face de moi, je me déplace mentalement pour me mettre dans leur position et je pense à ma propre main droite pour trouver laquelle est la leur... C'est comme cela que je fais habituellement avec les personnes réelles, et c'est évidemment comme cela que je fais avec la personne virtuelle que je vois dans le miroir ! Seulement je viens précisément d'utiliser la technique du bonhomme d'Ampère que j'ai décrite tout à l'heure : c'est moi qui sers d'étalon et cet étalon vient de pénétrer par la pensée dans le demi-espace virtuel pour y imposer son orientation, comme s'il s'agissait d'un prolongement naturel du demi-espace situé de ce côté-ci du miroir ! Et c'est exactement au nom de cette orientation que je suis en train de décréter que tel bras de mon double doit être son bras droit !… Nous saurons tout à l'heure si je me suis trompé et pourquoi. Arrêtons-nous auparavant quelques instants pour remarquer que nous avons déjà à portée de la main la réponse à une partie de notre question initiale : si le problème de l'inversion porte sur la gauche et la droite et pas sur le dos, le ventre, la tête ou les pieds, c'est tout simplement que, n'étant pas quasi-symétrique dans ces directions, je ne me pose pas de question à cet égard et que, bien au contraire, mes contorsions mentales sont destinées à placer tête sur tête, ventre sur ventre, etc., et ceci quelles que soient les complexités de nos positions respectives, à mon double virtuel et à moi-même !… Pour le dire encore autrement, penchons nous sur un autre exemple semblable, mais suffisamment différent pour nous aider à bien spécifier les éléments du problème : observons attentivement un dé en train de s'admirer dans sa glace. Un simple dé à jouer, de ceux qui passent le plus clair de leur temps à taper le 421 sur le coin des bars ... Nous nous placerons discrètement au bord du décor, de façon à regarder des deux côtés : dans ce monde-ci où habite notre dé et dans ce monde-là , derrière le miroir, où vit sont reflet. Il n'y a aucune différence entre ces deux univers ! Il suffirait d'ailleurs pour s'en convaincre de remarquer que, dans chacun d'eux, on joue au 421 au bord du zinc... Mais c'est même plus profond que cela : les dés de chacun des deux mondes ont pris, depuis belle lurette, l'habitude de s'orienter et d'orienter leur environnement (par exemple leurs lois de Maxwell sur l'électromagnétisme) à partir de l'ordre de leurs faces numérotées. Ils maîtrisent ainsi parfaitement la géométrie de leur propre monde. Il n'y a aucune différence ! Mais évidemment certains viendront vous dire quelque chose comme « attention ce sont deux mondes orientés différemment !... » Ils se trompent. Il n'y a aucune différence entre ces deux mondes orientés, puisqu'il existe un isomorphisme (la symétrie par rapport au plan du miroir) qui envoie l'un sur l'autre. Et bien malin celui qui pourrait faire la différence... Seulement voilà : c'est sans compter avec la psychologie la plus élémentaire qui gouverne les dés aux coins des bars. Imaginez ! Toute une vie passée à rouler sur un disque de feutre en compagnie de deux autres collègues, sans jamais n'en voir que deux des faces latérales numérotées... Comment savoir si on a réalisé ou non les fameux 421 ? Si vous étiez à la place de l'un d'eux, vous sauriez aisément le numéro de votre face supérieure. Mais comment trouveriez-vous le numéro affiché par vos collègues à partir des deux seules faces qui vous sont visibles sur leur tranche ? La question n'offrira pourtant aucune résistance à ceux qui ont pris un tant soit peu la peine d'observer les dés aux coins des bars... Ils font comme vous et moi lorsque, parfois, nous cherchons la droite et la gauche d'un interlocuteur : ils se mettent à sa place ! Et c'est très simple : ils se transportent par la pensée de façon à se superposer à leur collègue en prenant bien soin de placer ses deux faces visibles en coïncidence avec celles des leurs qui portent le même numéro... et ils trouvent par identification le numéro de la face supérieure qui leur est invisible... Si vous n'êtes pas convaincu, profitez d'une prochaine visite à votre bar habituel ou, mieux, observez attentivement notre dé aux prises avec son reflet dans le miroir : il croit en effet qu'il a affaire à un banal collègue de zinc. Que fait-il ? Il se transporte mentalement et traverse le miroir pour aller se placer en coïncidence avec le dé de l'autre monde. Il applique soigneusement ses deux faces convenables, dans ce mondeci, avec celles qu'il voit dans ce monde-là . Et il en déduit une face supérieure qui est évidemment fausse ! Il a tout bonnement oublié une règle d'or en matière de réflexion : les miroirs échangent les faces inférieure et supérieure d'un dé, jamais leur droite et leur gauche, jamais leur avant et leur arrière... Celui-là n'aura plus qu'à demander une explication à son prof de maths !… Après avoir médité sur cette curieuse destinée, revenons à mon propre double et au bras droit que je viens de lui affecter par une méthode que l'on peut qualifier d'empathique. Comment savoir maintenant si c'est le bon ? C'est-à -dire celui dont il se sert pour écrire… C'est très simple : il me suffit de lui demander de bouger la main droite… : c'est évidemment la main gauche qu'il va agiter, pour la simple et bonne raison que j'utilise cette fois, pour lui demander quelle est sa main droite, la bijection naturelle, directe, entre lui et moi. Celle qui correspond géométriquement à la symétrie par rapport au plan du miroir. Celle qui induit sur ce monde-là l'orientation imposée par le bonhomme d'Ampère virtuel, c'est-à -dire par le double virtuel du bonhomme d'Ampère du pavillon de Breteuil, qui s'est d'ailleurs fait représenter pour cette occasion… puisque nous savons désormais qu'il n'est pas besoin de faire le déplacement jusqu'à Sèvres, et que je peux très bien le remplacer directement… par mon propre double virtuel… Résumons. D'un côté, une transformation qui transporte l'orientation, de l'autre un prolongement qui repose sur une image mentale irréalisable (la traversée du miroir) mais impose une continuité d'orientation entre ce monde-ci et ce monde-là … Nous aboutissons naturellement à un conflit entre deux orientations antagonistes… Qui a raison ? C'est une question à laquelle on pourrait répondre dans un premier temps que personne n'a raison, car les deux orientations sont naturelles et que nous ne parlons que d'objets virtuels. On pourrait dire, au fond : mon double est mon double, il est cependant différent de moi, et il n'aura de main droite que lorsque je lui en aurai fixé une… et peu importe celle que je vais décider de lui affecter ! Mais en fait la question se pose cependant sous la forme d'avoir raison ou tort si elle se pose (comme dans l'exemple des dés) sous la forme suivante : « je vois l'image de quelqu'un que je ne connais pas dans un miroir, je suppose qu'il fait le geste d'écrire, comment puis-je savoir s'il est droitier ou gaucher dans la réalité ? ». Il est alors clair que le problème a une réponse correcte et une réponse incorrecte, et ce sont les mathématiques qui permettent de le traiter. En effet, la théorie de l'orientation que j'ai résumée plus haut nous dit la chose suivante : « Si, par empathie, vous avez l'impression que la personne est gauchère, c'est qu'elle est droitière dans la réalité, car l'on sait que l'image que vous observez est obtenue par une symétrie à partir de l'image réelle et que la symétrie transforme tous les repères directs en des repères indirects. Pour peu qu'on la considère comme une transformation d'un espace orienté dans lui-même… Ce que vous êtes précisément en train de faire avec la méthode d'empathie que vous avez utilisée pour savoir quelle était la main gauche de la personne observée ». Nous pouvons même ajouter à cela une autre forme de la même réponse : « Si au contraire vous pouvez observer dans le même miroir votre propre double en même temps que le double étudié, ce n'est pas vous-même que vous devez déplacer par la pensée pour le mettre à la place du double de l'autre : c'est votre propre double qui doit se déplacer à l'intérieur de ce monde-là et c'est une empathie entre les doubles virtuels qui vous fournira directement la réponse à la question de savoir si l'autre personne est droitière ou gauchère dans ce monde-ci… ». 3° — Que peut-on ajouter pour le professeur ? D'une certaine manière, le problème est parfaitement clair et la cause est sans doute entendue… alors même que j'ai annoncé que la question n'était pas forcément aussi simple ! C'est tout bonnement qu'il y a un autre aspect du problème sur lequel je n'ai pas insisté jusqu'à présent et qui peut pourtant se poser à propos de tout ce qui précède : c'est celui de la lecture que l'on opère lorsque l'on reçoit une image transmise par un miroir. Je m'explique. Dans l'exemple que je viens de traiter, j'ai été pris dans un conflit d'orientation parce que j'ai décidé de lire l'image fournie par le miroir par la méthode que j'ai baptisée « méthode d'empathie avec moi-même », c'est-à -dire de la lire comme une image normale. Et nous venons de voir que la sortie du conflit doit dès lors être du type : je viens d'opérer instinctivement comme ceci, donc, connaissant le phénomène d'inversion, je dois traduire le résultat comme cela. Mais rien n'empêche, en théorie, d'effectuer directement la lecture correcte de l'image, c'est-à -dire d'opérer consciemment une empathie de double à double ou, beaucoup plus inconsciemment, un redressement mental automatique qui aboutirait directement à la bonne conclusion du genre « cette personne est gauchère ou droitière ». Un peu comme le serait l'aboutissement réussi d'un apprentissage reposant sur la lecture des pages précédentes… et qui arriverait à ce que plus personne ne se trompe jamais en lisant inconsciemment une image dans un miroir ! Le véritable versant culturel du problème est donc le suivant : existe-t-il des cas où j'ai appris à lire (inconsciemment, c'est-à -dire directement) des images renversées par un miroir en les redressant automatiquement ? Comme je l'ai dit plus haut, mon point de vue personnel est que c'est précisément le cas dans un certain nombre de situations spécifiques. Mais, compte tenu de tout ce qui précède, il est même possible de préciser désormais un paramètre important pour y parvenir : il tient à la présence ou non d'un bonhomme d'Ampère qui soit suffisamment efficient dans la situation considérée pour forcer la lecture de l'orientation indépendamment de la méthode d'empathie habituelle. Revenons tout d'abord sur le cas où l'on considère l'image d'une personne en train d'écrire et que nous savons traiter consciemment comme cela a été expliqué plus haut. Si nous supposons désormais, en plus, que le miroir montre les signes calligraphiques inscrits par le double virtuel de la personne qui écrit, la situation n'est plus tout à fait la même. Nous pouvons évidemment continuer à la traiter de la façon précédente, mais nous pouvons aussi nous servir de cette information nouvelle, car les signes ne nous sont (a priori) pas lisibles comme ceux d'une écriture ordinaire. Dès lors, cet indice peut fonctionner pour rétablir l'orientation du monde dans lequel vit effectivement la personne dont nous observons le double virtuel. Il le peut d'ailleurs dans toute une gamme de phénomènes conscients ou inconscients : il peut être un simple indice qui attire l'attention sur le renversement, il peut induire une lecture autonome complète du monde dans le miroir si l'on sait lire l'écriture renversée à la façon d'un graveur qui a bien dû apprendre à dominer ces obstacles,… il peut aussi constituer une foule de bonshommes d'Ampère, c'est-à -dire d'étalons abstraits permettant de retrouver la droite et la gauche qui commandent les lettres, dès lors qu'elles ne sont pas symétriques en elles-mêmes… Je laisse le lecteur s'intéresser aux différents paramètres susceptibles de commander la question et d'induire telle ou telle lecture instinctive plutôt que l'autre, c’est-à -dire telle ou telle traduction cérébrale de la portion d’image rétinienne limitée par le cône visuel relatif au miroir. Un cas important est celui de l’usage d’un miroir de toilette afin de se raser, de se coiffer, de se maquiller, etc. Il est à peu près clair, il me semble, que ce type de situation n’induit effectivement pas souvent de conflit entre la droite et la gauche. Il est bien rare, par exemple, que nous pensions commander à une main en nous attendant à voir réagir l’autre dans le miroir… A quoi cela peut-il tenir? Les éléments qui déterminent la lecture inconsciente sont sans doute nombreux. J’y mettrais volontiers en avant les aspects suivants: — d’abord un apprentissage long et minutieux de gestes répétés quotidiennement et d'une image très souvent fréquentée, — ensuite le fait que l’usage d’un miroir de toilette engage généralement un cône visuel important (parce que l’on se place assez près de celui-ci) et que celui-ci occupe donc presque tout le champ visuel, sans laisser l’occasion (ou l’obligation) d’avoir à lire simultanément une autre portion d’espace soumise au régime "normal" d’orientation, — enfin la présence, face à l'observateur, d'une image qui est principalement celle d'un visage et qui est donc (la plupart du temps) celle d'un objet relativement peu symétrique au niveau des détails (coiffure, rides, etc.), alors même que ce sont ces détails qui sont l'objet même de la plus grande part de notre attention. Cet objet qui n'est donc pas lu comme symétrique sert à lui tout seul de bonhomme d'Ampère pour tout son contexte et l'image est donc inconsciemment orientée par cet étalon. C'est dès lors par rapport à cette orientation que se repèrent, par exemple, les mains et tous leurs gestes, si bien que nous sommes bel et bien en face d'un exemple d'orientation transportée… : d'une certaine manière, cette orientation suscitée par la forme de notre visage observée dans un miroir est même si prégnante que c'est plutôt notre image normale, non renversée, celle que les autres perçoivent de nous comme nous percevons la leur, qui parvient à nous surprendre lorsque nous l'apercevons sur une photographie ou dans un jeu de miroirs perpendiculaires… Le cas qui me semble cependant le plus intéressant est celui qui nous est fourni par l'utilisation du rétroviseur. En analysant la lecture que j'en fais personnellement au cours de la conduite, il m'apparaît que le seul fait de porter mon regard de la route au cadre du rétroviseur me plonge automatiquement dans une lecture du monde qui repose effectivement sur l'orientation transportée et non pas sur l'orientation prolongée que j'ai analysée précédemment. En d'autres termes, ce que je vois dans mon rétroviseur, qu'il s'agisse d'une voiture qui me suit ou (plus passagèrement) d'une voiture qui me croise et disparaît au loin, ne me semble pas renversé et ne provoque généralement aucun conflit d'orientation pour déterminer ce qui est en avant ou en arrière, à droite ou à gauche. Bien entendu, la lecture d'une image dans un rétroviseur nous place spatialement dans une situation analogue à celle où nous nous observons de face dans une glace verticale, à ceci près que nous ne nous voyons pas et que ce n'est pas nous que nous observons, mais uniquement ce qui est censé être derrière nous. Conformément à ce qui a été dit plus haut, le seul axe géométriquement perturbé est donc l'axe avant/arrière, c'est-à -dire qu'en toute rigueur (dans la géométrie prolongée accolant les demi-espaces réel et virtuel) ce qui s'en va vers l'avant devrait m'apparaître comme allant vers l'arrière et inversement. Mais paradoxalement, je me suis souvent rendu compte que c'est seulement exceptionnellement que cette impression a bien lieu, et seulement dans des cas où je n'étais pas concentré sur ma conduite. Dans tous les autres cas, je vois la voiture de derrière en train de me suivre et donc d'aller vers l'avant, exactement comme j'entr'aperçois une voiture que je croise disparaître vers l'arrière dans mon rétroviseur. Evidemment, cette propriété de la lecture automatique qui régit mon utilisation du rétroviseur rétablit l'image dans son orientation transportée et inhibe toute lecture empathique contaminant le sujet avec l'orientation prolongée. Je ne ressens généralement aucun conflit lorsque je cherche à savoir quel est le côté droit ou gauche de la route vue dans mon rétroviseur, ou quand je cherche à savoir si la voiture qui me suis est une « conduite à gauche » ou une « conduite à droite ». Je ne me laisse même que très rarement piéger par le sens de déchiffrage des plaques minéralogiques : si par exemple je cherche à connaître le numéro du département de la voiture qui me suis, j'irai instinctivement (malgré mes difficultés pour lire les chiffres inversés) décoder la bonne région de sa plaque minéralogique. Il se trouve donc que cette lecture sans conflit d'orientation pourrait bien correspondre à un exemple assez clair de traduction immédiate, inconsciente, qui permette d'économiser le temps de lecture et qui transporte donc directement au monde virtuel du miroir l'orientation de ce monde-ci. Evidemment, je me suis pris comme exemple pour décrire les différents ingrédients qui la caractérisent, mais je ne doute pas que tout un chacun fonctionne de façon à peu près semblable ou ait même encore mieux intégré que moi les compétences mises en jeu. Comment cette opération est-elle facilitée par les différents paramètres de la situation ? On peut d'abord supposer que la grande spécificité des informations recherchées dans la lecture du rétroviseur limite les difficultés et facilite l'apprentissage. Mais le point qui me paraît essentiel, ici encore, est qu'en fait nous disposons systématiquement, dans ce genre d'image, d'un bonhomme d'Ampère directement visible et à partir duquel (et autour duquel) nous pouvons recomposer en permanence l'orientation des choses : ce bonhomme-étalon n'est pas une statuette d'homme, mais une statuette de voiture…! C'est tout simplement notre voiture, à laquelle nous rapportons l'image de la voiture qui nous suit, avec son chauffeur à gauche, sa position à droite sur la chaussée, etc., etc. Et c'est précisément le sens que prend généralement l'empathie qui fonctionne parfois pour se repérer ou pour vérifier l'orientation de la voiture qui nous suit : il suffit de se translater mentalement vers l'arrière pour avoir l'impression de prendre la place du véhicule et du chauffeur qui sont derrière nous. Seulement il est clair, si l'on y réfléchit un peu, que cela correspond précisément au fait que la droite et la gauche ne nous semblent pas inversées !… Et ceci tout simplement parce que l'avant et l'arrière ne le sont pas… 4° — Et les dieux dans tout cela ?… Nous pouvons maintenant nous faire une idée de ce que pourrait bien répondre son professeur au dé de l’exemple précédent: il lui répondrait donc d’abord, en substance, qu’il lui faut manipuler avec précaution la méthode empathique car elle n’est qu’indirectement valable dans le cas d’un miroir, et peut-être même lui suggérerait-il ensuite d’apprendre avec persévérance à opérer directement la correction indispensable lorsqu’il doit lire une image renvoyée par son miroir… Mais peut-être le Maître des dés à jouer est-il, de surcroît, un tant soit peu pédagogue? Si c’est le cas, il ne manquera pas de mettre son élève en garde contre les erreurs possibles et de lui donner au passage quelques aides qui pourraient se révéler utiles en la matière… En tout premier lieu, il devra l’avertir sur le fait que sa méthode empathique repose sur un postulat qui n’est pas toujours vérifié: celui que ses collègues de piste, lorsqu’il joue au 421, sont exactement semblables à lui au niveau de l’ordre de leurs différences faces. Or les créateurs de dés sont parfois bien peu scrupuleux et, s’ils respectent généralement bien la règle qui veut que la somme des points sur deux faces opposées soit égale à sept, nombre d’entre eux n’hésitent pas à mettre en circulation les dés les plus fantaisistes en matière «d’orientation» des faces adjacentes… Comment se fier alors à sa propre constitution «physiologique» si l’on n’est pas sûr que son collègue dispose de la même que soi… Exactement comme si les hommes devaient en permanence parier sur le bon vouloir des dieux pour savoir si leur voisin a le coeur à gauche ou à droite! En second lieu — et en supposant donc que les dés soient identiques — le Maître du dé n’oubliera certainement pas de lui signaler un «truc» qui pourra lui servir d’indice pour faire la différence entre une image réfléchie par un miroir et une image normale: avec l’habitude en effet, un dé digne de ce nom se doit d’être capable de détecter à vue l’image «renversée» d’un alter ego dans un miroir. Un peu à la manière des hommes qui parviennent à tenir compte des plus petits indices permettant de se dégager de la symétrie absolue (asymétrie d’un visage, d’une lettre, etc.), il est possible de remarquer que certains couples de faces visibles sur un dé permettent de caractériser une orientation de la surface de celui-ci et, par conséquent, de savoir s’il s’agit d’un dé «direct» ou «indirect»… (Le lecteur se convaincra par exemple sans peine que si le couple 4 et 6 ne peut fournir aucune information utilisable, il n’en va pas de même du couple 6 et 2 dont le dessin ne saurait être symétrique…) Mais laissons les dés vivre en paix leurs 421 quotidiens et revenons, nous aussi, sur quelques implicites qui ont émaillé un certain nombre des affirmations proférées jusqu’ici à propos de notre propre monde terrestre où, comme chacun le sait, ni tous les hommes, ni tous les dieux ne passent leur temps à s’intéresser aux jeux de dés. Le plus importants de ces implicites — non pas tant d’ailleurs en matière de miroirs, qu’en matière «d’attachementau monde» — a été sans aucun doute de considérer comme acquis que les «déplacementsdans le monde réel» se comportaient exactement comme les «déplacements dans l’espace euclidien de la géométrie». Or on sait aujourd’hui que l’univers n’est peut-être pas aussi «plat» qu’on avait pu le supposer jadis, ce qui revient à dire que les dieux ont peut-être eu le caprice de créer un espace-temps, sinon des plus biscornus (mais qui le saura?), du moins suffisamment fantaisiste pour ressembler à une surface généralisée qui ne soit pas orientable! Pour tenter de comprendre ce que pourrait signifier géométriquement et physiquement une telle hypothèse, il nous suffira de prolonger quelque peu les réflexions précédentes… Une idée importante pour essayer d'imaginer une part des propriétés d'un espace non-orientable de dimension trois ou quatre repose sur un «yoga » bien classique depuis le dix-neuvième siècle, qui consiste à extrapoler ce qui se passe dans une dimension plus petite et qui permet de se raccrocher ainsi à une image mentale accessible à notre expérience habituelle. Le plus simple ici est donc de commencer à observer ce qui peut se passer dans un monde qui ne serait que de dimension deux… Supposons donc que notre univers tienne sur une simple feuille de papier et que les habitants de cet univers ne soient rien d'autre que des dessins d'enfants représentant plus ou moins adroitement des «bonshommes » composés de deux ronds en guise de ventre et de tête, nantis au surplus de bras et de jambes figurés par de simples traits. De la même façon que nous avons expliqué précédemment la façon d'orienter notre grand monde, il nous est évidemment possible d'orienter ce petit monde : il nous suffit de décider d'un bonhomme d'Ampère à deux dimensions, c'est-à -dire de charger un artiste de dessiner (par exemple) une figurine supplémentaire qui n'aurait qu'un seul bras. Chacun déciderait alors que le bras unique de la figurine d'Ampère serait son bras droit, chacun apprendrait à trouver son propre bras droit en se déplaçant mentalement (sans sortir de la feuille !…) pour coïncider avec l'étalon choisi,… et cela ne poserait de problème à personne… On notera même que l'on peut très bien supposer ce petit monde à deux dimensions inscrit sur une feuille transparente ! Bien sûr certains vous diront alors quelque chose comme : «Attention ! Ce n'est pas clair, car il y a en fait deux orientations différentes ! Si l'on regarde la feuille d'un côté ou de l'autre, la figurine d'Ampère n'a pas le même bras ! Tenez, si je regarde de ce côté-ci elle lève son bras droit, et si je regarde de ce côté-là elle lève son bras gauche !…». Bien entendu, ils se trompent : ils font subrepticement intervenir dans leur lecture de l'orientation à l'intérieur de la feuille l'orientation de notre espace à trois dimensions ! Alors ils croient que la figurine lève son bras droit au sens de l'espace ambiant… Chacun aura compris au contraire que le seul moyen de savoir quel est le bras levé de la figurine d'Ampère est de se mettre à la place d'un dessin d'enfant sur notre feuille ! Or «quel est le bras droit d'une figurine quelconque ? Celui qui peut être amené sur celui de la figurine d'Ampère ! Et quel est le seul bras conservé par la figurine d'Ampère ?… Son bras droit ! ». Et aux habitants de notre petit monde de se débrouiller maintenant pour comprendre pourquoi l'image de chacun d'entre eux est «renversée » dans la réflexion par un miroir… Maintenant que nous sommes en possession d'un petit monde orientable à deux dimensions, comment le transformer pour construire un exemple d'espace non-orientable à deux dimensions ? C'est très simple, et très connu : il suffit de l'étirer pour lui donner la forme d'un rectangle suffisamment allongé et de ramener alors les deux extrémités l'une contre l'autre, en tordant entre-temps la feuille de papier d'un demi-tour, de manière à réaliser une «bande de Möbius ». C'est aussi simple que cela ! Et c'est malheureusement aussi de cette image simplette extrapolée au cas d'un espace de dimension trois ou quatre qu'il faudra nous contenter dans la suite… Cela étant, que va-t-il advenir de nos bonshommes dessinés sur la feuille de papier ainsi recollée ? Eh bien, certainement pas grand chose,… du moins au début ! Car évidemment, la feuille ayant sûrement été très étirée, chacun restera sans doute sagement dans sa portion de feuille sans s'occuper le moins du monde du (demi)tour que nous venons de leur jouer, et la vie continuera comme avant… Mais au bout d'un certain temps, on peut parier que les plus aventureux de nos bonshommes finiront par avoir envie de se dégourdir un peu les jambes et de découvrir une plus grande partie du vaste monde qui les entoure… Qu'adviendra-t-il alors ? Il va se passer un phénomène inconnu jusque là , un phénomène sans doute incompréhensible pour tous ces pauvres dessins d'enfants que nous avons laissés se débrouiller sur leur bande de Möbius : ceux qui auront accompli un tour complet de l'univers rejoindront évidemment leur point de départ sans avoir jamais eu à rebrousser chemin, mais surtout, partis droitiers ils se découvriront gauchers en revenant ! Bien sûr, il n'y aura plus un jour ni gauchers ni droitiers dans ce monde-là puisque la notion elle-même n'aura plus aucun sens ! Les géomètres expliqueront d'ailleurs doctement à qui voudra bien les écouter que, dans le monde qui les entoure, les repères ne forment qu'une seule et grande famille, car chacun d'eux peut être amené sur un repère choisi arbitrairement à l'avance par une isométrie réalisée physiquement et qui ne sorte pas de la feuille de papier. On en trouvera peut-être même quelques-uns pour expliquer qu'il ne se passe rien de particulier lors de la réflexion dans un miroir… sinon que le double virtuel d'une figurine quelconque ressemble à s'y méprendre (par empathie) à ce qu'elle était ici même avant d'avoir accompli son dernier tour du monde ! Mais revenons à notre bon vieil univers à trois ou quatre dimensions… Y aurait-il donc déjà eu dans quelque station intergalactique, perdue dans quelque nébuleuse reculée, peuplée d'une population aussi patibulaire qu'interlope,… là où se retrouvent généralement les plus grands baroudeurs de l'espace-temps pour raconter des aventures que seuls peuvent comprendre et apprécier les plus grands baroudeurs de l'espace-temps… Y aurait-il déjà eu, donc, quelque rencontre entre quelque baroudeur droitier resté aux abords de notre galaxie et quelque baroudeur droitier qui reviendrait gaucher d'un très long périple autour des nébuleuses qui nous entourent ? Sur ce point, je ne peux que laisser le lecteur rêver, et méditer… , car il est malheureusement bien clair que si une telle rencontre a effectivement eu lieu, personne (jusqu'à présent) n'en a fait la moindre relation, ni n'en a même laissé filtrer la moindre allusion… C'est d'ailleurs heureux, d'une certaine façon, car il me faut bien reconnaître que — si tel a bien été le cas — toutes les pages qui précèdent et tous leurs beaux raisonnement sur l'orientation, sur les miroirs, sur les dés à jouer, sur l'empathie ou sur la lecture renversée peuvent immédiatement être jetées à la corbeille… Comme une simple feuille de papier froissé, couverte de dessins d'enfants… A moins que… J'ai été un peu vite lorsque j'ai dit plus haut que personne, jusqu'ici, n'avait fait la moindre allusion à un phénomène tel que la rencontre intergalactique évoquée précédemment. Les physiciens, et notamment l'un des plus grands d'entre eux à qui j'ai emprunté la phrase mise en exergue à ce texte, ont déjà réfléchi à un problème en tout point analogue : celui de savoir si la gauche et la droite avaient un sens physique intrinsèque ou, pour le dire un peu autrement, si les lois de la physique permettaient d'orienter le monde autrement qu'en décidant de manière conventionnelle et arbitraire de la gauche et de la droite… Je suis évidemment obligé de renvoyer aux cours de mécanique pour les détails de ce problème, mais il est cependant possible d'en résumer l'essentiel au niveau qui nous intéresse ici. Rappelons tout d'abord (s'il en était besoin) que le bonhomme d'Ampère n'a nullement été déposé au pavillon de Breteuil pour désigner la droite et la gauche — ce que tout un chacun connaît effectivement depuis la nuit des temps — mais pour résumer le lien qui existe entre l'action d'un champ magnétique, un courant électrique et les choix faits conventionnellement pour définir la gauche et la droite. Supposons maintenant (comme le fait Feynman) que nous voulions indiquer à un extraterrestre vivant dans une autre galaxie à quoi nous ressemblons, et que nous cherchions à lui expliquer, notamment, que notre coeur est «à gauche »… Comment procéder ? Le passage en revue de toutes les lois physiques fait apparaître à la fois une grande interdépendance entre celles-ci et une indiscutable possibilité d'être globalement renversées dans une symétrie plane. Rien n'empêcherait donc a priori notre extraterrestre de vivre dans un monde «inversé » (comme dans un miroir…) et de traduire à l'envers toutes nos informations… Il se trouve cependant que cela n'est pas complètement vrai car des observations qui eurent lieu au milieu du siècle dernier (le vingtième) montrèrent que certains phénomènes atomiques ne se renversaient pas arbitrairement dans une symétrie ! De façon un peu plus précise : certains phénomènes de désintégration permettent de savoir dans quel sens agit le champ magnétique. Cela signifie donc, pour un physicien, que le pôle nord et le pôle sud d'un aimant ne se distinguent pas simplement par le fait que l'on a décidé de leur donner un tel nom, mais surtout par des propriétés physiques qui ne peuvent pas s'échanger ! Il suffirait donc de transmettre une telle information à notre extraterrestre,… de lui indiquer par ce biais à quoi ressemble le bonhomme d'Ampère que nous avons déposé au pavillon de Breteuil,… de lui expliquer que notre coeur est situé du côté opposé au bras levé de la statuette,… de lui apprendre aussi, par exemple, que nous nous serrons généralement la main droite lorsque nous désirons témoigner de notre civilité,… Bref, d'en faire un terrien tout ce qu'il y a de bien élevé, … et d'attendre que nos vaisseaux intergalactiques se rencontrent un jour aux confins de l'univers… Bien entendu, ce n'est pas parce que Feynman a fait ainsi allusion à une telle rencontre que cela prouve qu'elle a bien eu lieu ! Mais avant que le lecteur ne se remette à rêver il me reste à le mettre en garde (comme le fait Feynman) sur un léger point de détail : si vous rencontrez un jour votre correspondant d'une autre galaxie, s'il s'approche de vous et que vous vous rendez compte incidemment que, tout heureux de mettre en pratique les règles de la politesse que vous lui avez enseignées à distance, il s'avance vers vous en vous tendant la main gauche… Attention ! méfiez-vous… Vous n'êtes pas en présence d'une simple étourderie ou d'une erreur de transmission : votre nouvel ami est tout bonnement constitué d'antimatière !… or la rencontre entre celle-ci et la matière qui nous constitue est, comme l'on s'en doute, rien moins qu'explosive ! Les physiciens savent en effet ce que les géomètres n'auraient pas soupçonné sans eux : la matière est constituée de particules et ces particules ne sont en rien des réductions géométriques d'objets existants dans notre monde habituel. Ce ne sont pas des espèces de dés microscopiques qui réagissent selon les lois géométriques des hommes ou des dés à jouer. Une particule inversée par une symétrie ne change pas seulement de forme (ce qui n'a pas grand sens…) mais elle change toutes ses caractéristiques «quantiques» et un tel renversement change son statut même de matière ou d'antimatière… Il nous reste à conclure. Grâce à la physique, nous savons maintenant que matière et antimatière se ressemblent exactement comme un droitier peut ressembler à son double gaucher qui vit de l'autre côté du miroir. Mais au regard de ce que nous avons dit jusqu'ici sur les miroirs et sur l'orientabilité de l'espace peut-on faire l'hypothèse que les particules d'antimatière ne sont peut-être rien d'autre que des particules qui ont suffisamment bourlingué et roulé leur bosse aux confins de l'univers pour trouver un «chemin de Möbius » qui leur permettrait de revenir au point de départ en étant inversées ?… Pour autant, bien entendu, nous ne savons toujours pas si la rencontre que j'envisageais plus haut entre les deux baroudeurs droitiers de la station intergalactique a déjà eu lieu, ni même si elle aura lieu un jour… Et qui le saura d'ailleurs jamais ? Puisque si la rencontre a eu lieu il n'y a aucune chance d'en retrouver nulle part le moindre témoin ni le moindre débris… C'est dire à quel point, en définitive, toutes les savantes considérations qui précèdent sur l'orientation, le jeu de 421, les miroirs, l'empathie, la droite et la gauche, etc., ne courent donc guère le risque de se révéler un jour purement et simplement obsolètes… Philippe Lombard Article à paraître dans le numéro 52 (juillet 2003) de la revue Repères-Irem.