L’une, Daphné Clouzeau, D.E.A des arts du spectacle, était portée par l’art clownesque, la seconde, Valérie Gardou, la littéraire, par le théâtre, la troisième, Juliette Roussille, formée à l’anthropologie, par le théâtre gestuel. Toutes trois, réunies par un enseignement approfondi des techniques vocales et du chant, se rencontrent au Samovar, lieu de formation aux arts du spectacle. En octobre 2000, elles se produisent en trio a capella interprétant des chants du monde. Une jubilation mutuelle les incite à poursuivre. Devenues les Enchantêtues, elles élargissent un répertoire qu’elles confortent dans le réseau associatif ou la rue et aussi par des recherches et stages vocaux. Au point d’être sollicitées, au début de 2004, par le Musée d’Orsay dans le cadre du Printemps des Poètes, puis d’être invitées par Têtes Raides lors de leur passage au Bataclan. Christian Olivier, le leader du groupe, leur proposant d’enregistrer sur leur label Mon Slip. Cet appel du studio bouleverse la donne. Il les incite à intégrer deux nouveaux partenaires avec lesquels elles sont en dialogue. Lilia Ruocco (membre du Teatro Natura, art-thérapeute) apporte son enracinement dans la tradition vocale du sud italien et son approche “physique“ du chant, redevable aux enseignements sur le chant vibratoire haïtien d’une Maud Robart ou du chant polyphonique de Giovanna Marini et Silvia Malagugini. Le percussionniste Michaël Fernandez (globe-trotter du rythme passé par le gatham indien, le flamenco, la chanson ou le trad’européen) se révélant être le « coloriste » dont elles ont besoin.Ainsi naît Chet Nuneta - anagramme des Enchantêtues - qui trouve sa légitimité dans l’entrelacs de leurs insolites parcours. Soit l’alchimie de cinq jolis tempéraments et d’une matière première, le chant patrimonial. Un héritage chargé du fluide mystérieux des peuples à manier avec précaution. D’où vient-il ? Dans quel état est-il ? Comment en user ? Refusant la fausse orthodoxie du mimétisme, se voulant plus fidèles à un esprit qu’à une forme, souhaitant le relire à l’aune de leurs sensibilités d’occidentaux, les Chet Nuneta inventent leurs propres recettes. Un air les séduit-il, ils s’emploient à en capter l’essence et l’accommodent avec leurs épices. Au plus près d’un ressenti naissant des intuitions, des atmosphères, sur lesquelles s’articule une recherche de timbres, de rythmes, de mots, d’effets vocaux. Néo-folklore imaginaire ? Pour en juger, on peut imaginer voyager avec ce premier opus “Ailleursâ€, d’une isba russe à une nuit capverdienne, d’un caravansérail arabe à une communauté malgache. Des « tubes » nationaux (à l’instar de Llorona que tout mexicain connaît ou d’Erev Shel Shoshanim, comptine en hébreu) voisinent avec des chants aux pedigrees moins affirmés. Une succession d’atmosphères qui épousent une palette d’émotions, de la félicité mystique d’Ayazin à la douleur de Khot Ti Shla, de l’espièglerie de Capelli à la fête de Sedyankata. Une traversée des sentiments qui joue aussi bien l’épure que la novation parfois iconoclaste. Ainsi, le climat diabolique d’A Vus Basin est renforcé par des chuchotements et l’inclusion d’un extrait du discours des sorcières de Macbeth. Ya Man Laebat, chant de la grande poésie érotico-mystique arabe, via un instrumentarium inédit (bérimbau, karkabu, flûte harmonique dérivant vers le ney) prend des accents de transe soufie. Et Miinan Laulu, air de Carélie emprunté aux quatre chanteuses finlandaises de Värttinä, voit son exotisme nordique rehaussé par un jeu de tablas. C’est que la tradition vivante, n’en déplaise aux chantres d’une fallacieuse authenticité, est une perpétuelle re-création, parfois transgressive. Chet Nuneta entend s’en affranchir avec respect. Après tout, cela fait quelques décennies que la culture occidentale se nourrit de métissages et il est légitime de se revendiquer aussi de cette tradition-là . D’autant qu’aux légitimités anciennes de ces chants (rites, fêtes, travaux des jours), le spectacle vivant a substitué une nouvelle fonction que le groupe nourrit de ses expériences théâtrales ou pédagogiques. Façon de dire qu’entre le local et l’universel, l’hier et l’aujourd’hui, les Chet Nuneta, dont le jeu scénique est une dimension essentielle, tracent des pistes infiniment séduisantes.
Franck Tenaille
CHET NUNETA
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