CHAPITRE 22 bientôt dans les bacs
[PK2 S'estanyol]
Je braque à droite et appuie d’un coup rageur sur l’accélérateur. Les pneus crissent et le moteur vrombit. Je délaisse l’asphalte pour un chemin de terre sillonné par le ruissellement des eaux. La voiture se déporte constamment de quelques centimètres à chaque soubresaut. Je serre le volant de la Mini Moke afin de contrôler au mieux sa trajectoire aléatoire. Marc s’agrippe des deux mains à l’arceau au dessus de lui. Je souris en apercevant dans le rétroviseur Victor, Anne et Martin tanguer. Au loin, des feux scintillent à travers l’épais nuage de poussières que nous semons. Deux voitures nous suivent. Une centaine de mètres devant nous, la côte s’embrase. La descente est périlleuse. Je rétrograde en première à chaque virage. Je me gare entre deux palmiers en bordure de plage, éteins les phares et coupe le contact. Un son limpide m’enivre aussitôt. Je ferme les yeux, respire à pleins poumons par le nez puis m’extirpe d’une traite de la Mini Moke. -Je sens que ça va être énorme.-C’est clair ! dit Victor -J’espère, doute Anne en le toisant.-La vache, Pierre ! T’entends ça, s’exclame Marc.-Mon Dieu ! J’adore ce morceau.-Allez, les mans, c’est parti ! lance Martin.Nous marchons dans le sable, d’un pas décidé, laissant derrière nous plus d’une centaine de voitures regroupées sur ce parking improvisé.
La fête bât son plein. Je me faufile vers le bar et commande une vodka Red Bull. Je m’accoude et mate autour de moi, tout en dégustant ce breuvage festif et galvanisant. Je découvre une foule hétéroclite rassemblée dans cette crique encaissée. Une foule déchaînée, motivée par une envie commune : s’amuser. Je porte un vieux Levi’s délavé et usé jusqu’à la corde, une chemise blanche déboutonnée en lin de marque locale, mes vieilles et éculées Weston noires à boucle et un soupçon de Xeryus Rouge sur le torse. Les baffles vibrent au rythme des bpm. Je vide mon verre et je continue d’observer. Je vois une masse homogène habitée par un même désir, une masse dans laquelle s’estompent toutes singularités, toutes différences sociales. Je vois des homos bodybuildés et des hétéros efféminés. Je vois Marc et Martin danser et encercler avidement une fille à moitié dénudée. Je vois des couples s’enlacer. Je vois Victor entraîner Anne vers un coin reculé.
J’ai les cheveux hirsutes et le teint halé. J’allume une clope et je souris. Je me rappelle à quel point j’aime cette île. Je m’extasie devant le spectacle qui se déroule sous mes yeux. Une pièce dans laquelle le mépris, la vanité, la mesquinerie, la calomnie sont des sentiments inconnus. Un lieu où ces maux que j’exècre n’existent pas, où les tabous et les frontières sont abolis. Un lieu où l’on ne vous juge pas sur les apparences. Où excentricité rime avec banalité…
Je suis en train de contempler une alchimie unique. La quintessence même de ce que j’appelle la liberté. Une utopie plus qu’une illusion…
J’écrase mon mégot par terre puis je me rafraîchis la figure avec mon éventail rouge fétiche. Gee Moore passe un vinyle de son pote Tom Neville. J’apprécie la pureté du son. Un morceau envoûtant que l’on n’entendra malheureusement jamais à Paris. Je me sens d’humeur joyeuse, détaché de toute contrainte… Un état naturellement provisoire… J’en ai pleinement conscience. Je me persuade alors de profiter au maximum de chaque instant. Il ne me manque qu’une chose, à vrai dire, pour atteindre la plénitude. Une chose toute simple… Presque rien…
Je me décale légèrement et je la vois. La foule s’évanouit et la musique s’arrête. Elle vient d’arriver. J’en suis sûr. Elle est vêtue d’une robe d’inspiration sino-japonaise, à dominante rouge et blanc. Une robe à col mao et boutons nacrés, dont l’étoffe semble avoir été assemblée et cousue directement sur son corps jusqu’à mi-cuisses. Elle porte des talons aiguilles noirs. Ses cheveux bruns sont relevés en un lourd chignon que transpercent deux baguettes en bois éburnéen. Ses grands yeux clairs semblent tout repérer et analyser. Elle paraît néanmoins intimidée. A moins qu’elle se sente perdue et qu’elle se demande ce qu’elle fout là . Je me dis qu’elle doit être slave. Je suis persuadé que c’est la première fois qu’elle vient ici. En tout cas, sa présence ne passe pas inaperçue. Un type, T-Shirt bariolé et lacéré, se jette sur sa copine. Je la regarde la protéger affectueusement puis envoyer gentiment balader l’intrus. Sans doute deux amies de longue date. Elles se dirigent vers le bar, mais pas de mon coté. Je l’entends demander un pichet d’un litre de Sangria. Elle se saisit de quelques gobelets en plastique et part s’installer sur une table excentrée. Je reste quelques minutes à les observer puis, décide de me lancer lorsque je vois son amie s’éloigner. Je pose une main sur le dossier d’une chaise et lui demande en anglais si cela ne la dérange pas que je m’asseye. Elle acquiesce d’un signe de tête sans dire un mot. Je m’assois en me disant que cela ne va pas être facile. Elle se tourne alors vers moi et me demande tout simplement si je souhaite un verre.
à suivre...
© Pierre Bierry