"Habillez-les en rouge, habillez-les en vert, ils foutront toujours le camp." (Ferdinand, roi de Sicile)"Une cantatrice célèbre chantait pour la seconde fois; tout le grand monde était à l'Opéra, et Vronski au premier rang. Mais en apercevant sa cousine dans une loge, il n'attendit point l'entracte pour aller la rejoindre.
- Pourquoi n'êtes-vous pas venu dîner? lui dit-elle; puis elle ajouta à mi-voix de façon à n'être entendue que de lui: J'admire la seconde vue des amoureux: "elle" n'était pas là ; mais venez après le spectacle.
Vronski l'interrogea du regard; elle lui répondit d'un signe de tête; il la remercia d'un sourire et s'assit auprès d'elle.
- Et vos plaisanteries d'autrefois, que sont-elles devenues? continua la princesse qui suivait avec une plaisir particulier les progrès de cette passion. Vous êtes pris mon cher.
- Mais je ne demande qu'à l'être, répondit Vronski avec son bon sourire coutumier. À parler franc, si je me plains c'est de ne l'être pas assez. Je commence à perdre tout espoir.
- Quel espoir pensez-vous bien avoir? dit Betsy défendant la vertu de son amie. Entendons-nous...
Mais ses yeux excités disaient assez qu'elle comprenait tout aussi bien que lui en quoi consistait cet espoir.
- Aucun, répondit Vronski en découvrant dans un sourire ses dents blanches et bien rangées. Pardon, continua-t-il en prenant la lorgnette des mains de Betsy pour examiner par-dessus son épaule dénudée le rang de loges opposé. Je crains de devenir rédicule.
Il savait fort bien qu'aux yeux de Betsy, comme à ceux des gens de son monde, il ne courait aucun risque de ce genre. Il savait fort bien que si un homme pouvait leur paraître ridicule en aimant sans espoir une jeune fille ou une femme entièrement libre, il ne l'était jamais en courtisant une femme mariée, en risquant tout pour la séduire. Ce rôle était beau, grandiose, et c'est pourquoi Vronski, en quittant sa lorgnette, regarda sa cousine avec un sourire de fierté joyeuse qui se jouait sous sa moustache.
- Mais pourquoi n'êtes-vous pas venu dîner? lui demanda-t-elle sans pouvoir se défendre de l'admirer.
- C'est toute une histoire. J'étais occupé. À quoi? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille... À réconcilier un mari avec l'offenseur de sa femme.
- Et vous avez réussi?
- À peu près.
- Il faudra me raconter ça au prochain entracte, dit-elle en se levant.
- Impossible; je vais aux Bouffes.
- Vous quittez Nilsson pour ça? Dit Betsy indignée, et bien qu'elle n'eût point su distinguer Nilsson de la dernière choriste.
- Je n'y peux rien; j'ai pris rendez-vous pour mon affaire de réconciliation.
- Bienheureux les pacificateurs, ils seront sauvées, dit Betsy, qui se rappelait avoir entendu quelque chose de semblable. Eh bien, alors, dites-moi vite de quoi il s'agit.
Et elle se rassit."
(tiré d'Anna Karénine de Tolstoï)
