Felix

LE TEMPS DES CERISESVoici venu le temps d’écrire ma première nouvelle directement à l’ordinateur. Pourvu qu’il ne décide pas par son libre arbitre à deux chiffres de l’effacer quand je l’aurai fini. Voyez vous, j’ai plus souvent l’habitude de mettre mon premier jet sur une dactylo qui fait TACATACATACATAC, et quelques fois sur un crayon qui ne fait aucun bruit perceptible quand je mets du jazz ou quand je suis dans la rue. Pas que je sois sourd, non, bien au contraire de mon père. D’ailleurs, est-ce vrai cette histoire qui vient de je ne sais où et qui raconte que ce dernier s’était foutu un noyau de cerise dans l’oreille à l’âge de quatre ans et l’avait involontairement laissée là jusqu’à ce qu’un médecin le redécouvre plusieurs années plus tard par un foutu hasard? Ce qui est assuré, c’est que ça lui ait laissé quelques séquelles du genre : « Hey Papa, où sont les melons », « Quoi? », « Papa, où sont les melons? », « Où sont les guenons??? », qui ont fini par me rendre très créatif dès mon plus jeune âge et inventer des phrases aujourd’hui célèbres telles que « Je répète pas pour les sourds », et une moins célèbre : « Papa, où sont les melons? ». J’ai aussi une vision excellente, je vois tout même si parfois je simule l’enfant dans sa bulle. Quoi de plus mignon que de voir comment se passe la reproduction chez les betas… Pardon je saute du coq à l’âne, mais voyez vous j’aime tous ces animaux et c’est le mot « bulle » qui m’y a fait pensé… Je cherche aussi à corps perdu et à temps perdu aussi à trouver le summum du confort chez les espèces en vie, et la psychose de mon nouvel esprit, et j’ai nommé l’Ordinateur, a trouvé : la forme la plus confortable de vie est celle de ces petits poissons qu’on appelle betas, lorsqu’ils dorment encore dans leurs petits œufs à la surface de l’aquarium. Voyez vous, les betas sont non seulement les poissons les moins chers à l’animalerie (3,99$ je crois), ayant maintenant surpassé les antiques et dépassés petits poissons rouges moins éclatants et présentables, les betas sont aussi les poissons les plus féroces. Ils ne doivent jamais au grand jamais être en présence de d’autres poissons de leur taille, encore moins de leur race, car un beta mâle voyant un autre individu de sa race devient très féroce, meurtrier même. On a donc un beta seul dans un petit bocal, se contentant de peu, et se fâchant de plus. Le petit beta se retrouve parfois en rut, et sa manière de manifester son rut est de faire des petites bulles. On remarque le beta en rut par le toit de petites bulles qu’il se fait à la surface de l’eau. C’est très joli, on dirait de la mousse. On approche de ce bocal un autre bocal dans lequel il y a une femelle beta. Lorsque la femelle voit et le mâle et les petites bulles, ça l’excite et elle se met à faire des œufs. C’est à ce moment-là et seulement à ce moment-là qu’on peut se risquer à les mettre dans le même bocal. Le mâle sort sa bite et enfourche la femelle pour fertiliser les œufs. La femelle accouche, et si les pulsions meurtrières du mâle n’ont pas pris le dessus et qu’il n’a simplement pas décidé de manger sa maîtresse, celui-ci prend les œufs un par un pour aller les déposer dans ses petites bulles pour y achever la couvaison. Cet état-là représente pour mon ordinateur psychosé le summum du confort : un embryon dans un œuf dans une bulle. J’y suis jamais allé, mais pour revenir à ma vision hors du commun je peux vous affirmer par contre que je suis allé plusieurs fois chez l’oculiste. À dix ans par exemple : la dame me fait faire tous les tests nécessaires, elle est super sexy et me dit : voilà ta vision est douteuse, reviens me voir dans un an et si cette situation ne s’améliore pas il va falloir te prescrire des lunettes… L’oculiste est très délicate avec moi, elle ne veut pas me heurter alors je feins la déception pour jouer le jeu, mais en vérité je suis très excité parce que je rêve depuis que je connais les Beatles d’avoir des super lunettes rondes comme John Lennon. Un an encore à attendre. J’y pense souvent en regardant la télé, je me dis : écran cathodique chéri, fatigue mes yeux, fais-moi mal… Puis finalement le grand jour arrive, j’y retourne, je reconnais ma jolie oculiste et j’ai onze ans, je fais tous les tests :E F P L P E D P E C F D E D F C Z P D E F P O T E Cet merde, j’échoue, je n’ai aucun problème à lire ce qui est écrit, elle me fouille les deux yeux avec sa machine de l’an 3000 et me répète (je vois bien qu’elle m’a oublié depuis la dernière fois) : « Bonne nouvelle : tu n’auras pas de lunettes, toutefois ça sera peut-être pour l’année prochaine, probablement, si ta vision ne s’améliore pas. » Là, je ne peux plus cacher ma déception, ce n’est pas la fin du monde, mais je n’y retournerai pas l’année prochaine. J’y vais l’année d’après, chez un autre oculiste, laid et masculin celui-ci, qui me dit que ma vision est de loin supérieure à la normale et que je n’aurai pas besoin de lunettes d’ici longtemps. Bon j’en suis revenu, c’est quand même très bien de voir bien, et les lunettes de John Lennon ne sont pas si belles après tout. Claudine se sent laide lorsqu’elle porte ces petites lunettes qu’elle a depuis onze ans qui lui donnent l’air d’une violoniste sage comme une image. Elle les porte seulement pour regarder des films, lorsque ses yeux sont fatigués de porter ces petites lentilles cornéennes qui reposent le reste du temps dans une solution saline. Moi je la regarde de mes yeux parfaits et elle et ses lunettes démodées m’allument toujours quand on allume la télé, peut-être à cause que ça vaut parfois mieux la regarder que de regarder la télé, peut-être à cause qu’elle me fait penser à une violoniste sage comme une image de violoniste sage, mais ce n’est qu’une image. Les verres de contact d’Evelyne avaient traîné dans deux petits verres d’eau salée alors que je les avais invités elle et Tim à coucher, elle faisait ça quand elle avait oublié la petite solution saline exprès, se croyant assez sage pour pouvoir retourner coucher chez elle après une soirée de beuverie en ma compagnie. Soûls comme trois bottes éparpillés dans mon appartement… Tim se réveille en plein de milieu de la nuit, ce sont les gargouillis de son estomac qui le réveillent et lui demandent de se rafraîchir un peu. Il tâte comme un zombie désespéré dans le noir pour trouver une source d’eau et cale le verre où baigne le verre de contact gauche d’Evelyne, trouvant l’eau un peu salée et peu rafraîchissante. Le lendemain matin on retrouve la lentille desséchée au fond du verre vide, triste comme un poisson dans le lit d’une rivière tarie. Fous rires. Bon ma première nouvelle à courant direct de l’esprit aux doigts aux touches à la mémoire du computer est pas mal été, il me faudrait une imprimante. Dieu que c’est compliqué de nos jours. Claudine dort, le petit beta dort, les chats dorment, tout le monde en ce moment se fout des histoires de cerises dans les oreilles et de jus de lentille dans le gosier, qu’est-ce que je vais faire maintenant ? Claudine va retourner à l’école, je vais retourner travailler, les crisses d’écrivains à succès avachis dans les aspirations de leurs agents vont encore aller raconter à la radio que ce qu’ils font est un travail, qu’ils doivent travailler comme si ou comme ça pour rester ceux-ci ou ceux-là, alors que moi j’attend encore mon contrat pour aller leur dire que le métier d’écrivain est le seul où l’on ne s’emmerde pas, et qu’ils ne viennent pas nous faire accroire qu’il est normal de rester assis parce qu’on est un homme de lettres. I want to fuck.