Cette année-là , la pipe de Georges Brassens s'éteignait à tout jamais, laissant planer les effluves de la verve de l'anti-conformisme de l'auteur du "GORILLE". Cette année-là , des volutes de fumées emportaient Bob Marley, plongeant toute une génération dans le deuil de son "Rasta Prophet". Cette année-là , le 29 juillet, sur l'autoroute, près de Rambouillet, une CX s'encastrait sous un camion. À son bord, un homme. Il ne partait pas en vacances. Il rejoignait la tournée France Inter à Tours. Il était auteur, compositeur, interprète. Cette année-là , il aurait eu trente-cinq ans. Il s'appelait Jean-Michel Caradec. C'était l'année 1981.
Jean-Michel Caradec venait de mettre la touche finale à son nouvel album "DERNIER AVIS", réalisé avec ses musiciens de scène à l'Île de Ré, dans la boîte de nuit fermée d'un hôtel-restaurant. Cet album paraît peu après sa mort. Il révèle une tendance plus "rock" que les précédents, annonce un tournant dans sa carrière, d'où le choix de son titre. Si cet album posthume annonce une rupture dans la vie de l'homme, une envie de partir et de changer de vie : "Je pars / C'est fini notre histoire" [JE PARS], il laisse surtout un goût amer au public qui le découvre ; certaines paroles semblent prémonitoires : "N'oublie pas que vieillir est pire que la mort" [I WANNA BE FREE], "Les couches nuptiales ressemblent à des cages / Y'a plus que les enfants que l'on partage" [PASSEPORT POUR LA MORT], "Parti sans laisser d'adresse / Ne pas chercher à me retrouver" [DERNIER AVIS].
Jean-Michel Caradec lègue au patrimoine de la chanson française une centaine de compositions. Mais qui est ce jeune homme disparu si tragiquement ? Qui se cache derrière cet être emporté qui se qualifiait lui-même "d'enfant supranaturel de Charles Trenet et de Bob Dylan" ? Qui est ce révolté qui dénonce l'establishment au travers de ses textes ? Qui est cet artiste qui fut un modèle pour Francis Cabrel ?
Flashback.
Jean-Michel Caradec naît le 20 septembre 1946 à Morlaix, en Bretagne. Ses toutes premières années se déroulent à Locquénolé, proche village. Mais c'est à Brest où ses parents vont s'installer, qu'il grandit et passe sa jeunesse. Sa mère est institutrice, son père, marin. Culture celte oblige. Rudesse de la vie des hommes de la mer ! "Tous les marins qui se souviennent / Des barques qui jamais ne reviennent / Ont une envie de la mer / Quand même au fond des yeux" [MA BRETAGNE QUAND ELLE PLEUT].
Inscrit au conservatoire de Brest, il y apprend la flûte traversière pendant sept ans et se distingue avec un Premier Prix. Côté scolarité, il obtient un bac philo et part pour le célèbre lycée Henri IV de Paris avec l'idée de préparer Normale Sup. Son ambition s'envole avec les pavés de mai 68. Il revient à Brest, envisage une autre filière, puis se tourne définitivement vers la scène et la composition.
La scène, il a déjà flirté avec elle. Dès 1962 il se produit dans des radio-crochets et effectue de petites prestations en Bretagne avec la guitare que sa sœur aînée Nicole lui a offerte pour ses seize ans. Certes, il veut chanter, mais il écrit et aimerait pouvoir placer ses textes. Porté par la fougue de sa jeunesse, Jean-Michel aborde l'acteur Pierre Brasseur (père de Claude Brasseur) qui tourne les extérieurs d'un film à Brignogan (Finistère Nord), en 1968, et lui expose ses projets. Il a dans sa besace quelques chansons qui n'attendent que leur interprète. Par son intermédiaire, il est introduit chez Polydor grâce à un certain Reggiani. Il y rencontre Jacques Bedos, directeur artistique connu pour son rôle auprès d'artistes tels Dick Annegarn, Maxime Le Forestier, Georges Moustaki, etc. Sous sa direction il enregistre six 45 tours entre 1969 et 1972. Mais ça ne décolle pas. Polydor songe à rompre son contrat. In extremis, Jacques Bedos lui obtient un poste de directeur artistique adjoint en attendant... C'est à cette époque qu'il encouragera un certain didier Barbelivien venu lui présenter ses premières chansons, à persévérer dans l'écriture.
En 1972 sort finalement le premier album de Caradec, intitulé "MORDS LA VIE". Il doit attendre le deuxième, "MA PETITE FILLE DE RÊVE" (1974), pour connaître le succès. C'est un artiste complet qui écrit lui-même nombre de ses arrangements. On dit qu'il contrôle tout, pourtant il n'hésite pas à s'entourer de collaborateurs. Il travaille notamment avec François Rabbath et Benoît Kaufman pour la direction d'orchestre du premier album. Il trouve en la personne de Jean Musy un complice en matière d'orchestration. Leur collaboration se poursuit sur cinq albums, de "MA PETITE FILLE DE RÊVE" (1974) à "SOUS LA MER D'IROISE... PORTSALL" (1978).
Très tôt Jean-Michel découvre Bob Dylan et en tombe complètement fou. L'influence sera forte. Le texte de "PAS EN FRANCE" (1975) se réfère entièrement à des chansons de Dylan. Il fera d'autres clins d'œil au maître, sans jamais le singer, plus particulièrement dans l'album "PARLE-MOI" (1979) où il lui emprunte ses intonations.
Parallèlement aux albums qu'il enregistre, Jean-Michel fonde sa société d'éditions "Madeline Songs". Il tourne avec Maxime Le Forestier et Serge Lama. On le trouve à l'Olympia en 1976 pour un Musicorama. Georges Brassens le choisit pour effectuer l'ouverture de ses derniers spectacles à bobino en 1977. Il reçoit des distinctions: Prix de la Sacem en 1977, Prix du Haut Comité de la Langue Française l'année suivante.
Activité intense où il trouve le temps de militer pour sa Bretagne, de jouer au football avec les copains (il fait partie de l'équipe des Globe-trotters avec d'autres personnalités), et de prendre la mer avec son père pour aller pêcher. Il sera même le premier chanteur français à acquérir son propre studio d'enregistrement (16 pistes) qu'il installe dans sa cave à Saint-Cloud. Il le baptise "Studio Florian" (prénom de son fils). Pour rentabiliser cette lourde affaire il se consacre également au métier de producteur.
Jean-Michel Caradec fut cependant mal compris des médias. On a vu en lui un auteur léger, voire mièvre. Pourtant il suffit de tendre l'oreille à ses chansons ou de lire ses textes avec l'attention qu'ils méritent pour y voir une similitude certaine avec Rimbaud.
Dans le personnage tout d'abord : la mort précoce, l'insoumission, la soif d'absolu et l'insatisfaction de Jean-Michel Caradec alimentent largement cette ressemblance. Il se fiche des valeurs bourgeoises et des convenances "Je suis un saltimbanque / Qui se moque des banques" [MA PETITE FILLE DE RÊVE]. Jean-Michel Caradec est un être entier. Ses choix obéissent à des convictions et sont orientés vers un idéal.
Le 16 mars 1978, l'Amoco Cadiz s'échoue au large de Portsall (hameau hélas si bien nommé en la circonstance) dans le Finistère. Resté très proche de sa Bretagne natale il s'indigne devant cette marée noire, s'insurge contre ses méfaits. "Ils ont peint de noir nos sirènes / Ils ont pétrifié nos bateaux / Mais faudrait pas croire que la haine / Se calme avec les mortes-eaux" [PORTSALL].
L'analogie avec Rimbaud se manifeste également dans l'expression poétique. Les chansons de Caradec ne sont pas que de fraîches ballades."Quatre moutons fument sur le balcon" [LA COLLINE AUX CORALINES] comme il peut y paraître au premier abord, ou "Coccinelle est au bout de mon doigt" [LA BALLADE DE MAC DONALD]. Pas plus qu'elles ne sont des odes sur les éternelles amours adolescentes. Loin d'être légères, elles sont parfois sombres et sentimentales Si je te quitte un jour / C'est que je serai mort d'amour / Qu'à six pieds en-dessous / De ce monde de fous / Je t'aimerai encore beaucoup" [SI JE TE QUITTE UN JOUR]. Comme le costume d'Arlequin, son talent est polychrome. Caradec, en breton, c'est celui qui a le pouvoir d'aimer. Un gros appétit de vivre associé à un sens de l'humour redoutable l'amène à écrire de tout autres textes. Ceux-là sont pleins de jeunes filles aux cheveux décoiffés, aux seins dressés sous des t-shirts encore froissés. On s'y encanaille sans remord. Et sans égard pour la « flicaille » ou les « jeunes filles de bonne famille ». C’est sensuel, réjouissant, jamais vulgaire.
L'œuvre de Caradec reflète une sensibilité exacerbée. Son style est empreint d'une poétique audacieuse. Il a une prédilection pour les images, les personnifications "L'arbre éclate de colère" [MAI 68]. Le lyrisme se manifeste dans des invocations "Ô île / Tu surgis de l'oubli / Ô île / Fille de l'infini" [Île] qui ne sont pas sans rappeler celles de Rimbaud "Ô pâle Ophélia ! / Belle comme la neige" (OPHÉLIE). Caradec emploie de nombreuses métaphores dans son écriture "Et le sang des gars de Nanterre / A fait l'amour avec la terre / Et fait fleurir les oripeaux" [MAI 68].
Il a aussi fréquemment recours à des inversions, procédé poétique courant "Sous la mer d'Iroise / Est mon village englouti / Et dans mon cœur / Chante la sirène / De mes nuits" [SOUS LA MER D'IROISE].
Le dernier élément de ressemblance avec Rimbaud se situe dans les sources d'inspiration: l'actualité, la nature et les références à la littérature.
En effet, si la Chute du Second Empire et le début de la Commune de Paris résonnent dans l'œuvre de Rimbaud qui se disait socialiste et qualifiait la Commune de "Bouffée de liberté" (LETTRES DU VOYANT), certains faits d'actualité ont tant inspiré Caradec qu'il leur a consacré des chansons entières: mai 68, la mort de Brian Jones, la marée noire de 1978... Résolument "de gauche", il applaudit aux changements politiques, culturels et sociaux qui surviennent à la fin des années 60 et croit en des jours meilleurs "Un jour on pourra dire / Tout ce qu'on pense / Il suffit de changer / La France [PAS EN FRANCE] (1975).
La nature tient aussi une place capitale dans ses textes. Elle est pour lui un lieu de régénéréscence où il peut échapper à l'oppression sociale "Comme on ne veut pas vivre à genoux / Quand on nous emmerde on met les bouts" [L'ATOUT CŒUR].
Les textes de Caradec se nourissent tant de personnages de légendes (Mélusine, Eurydice, Orphée, Le Petit Poucet, etc.) que de ses amours: sa fille, sa femme auxquelles il dédie plusieurs chansons: [MADELINE], [PATRICIA], [À MA FEMME], [CELUI QUI VOLERA SA POUPÉE].
Mais un de ses thèmes récurrents est assurément la Bretagne, sa Bretagne "On a tous un peu de nostalgie / Quand on a le mal du pays / Un petit coin de montagne / Un vieux rocher de Bretagne / Dans son cœur" [AU CIEL DE MAI]. Mais elle n'est pas pour autant une référence obsessionnelle. Caradec n'a d'ailleurs jamais été ce que l'on nomme un militant breton. Il considèrera avec un grand recul le renouveau identitaire breton des années 70.
C'était un écorché vif, un révolté au cœur tendre "On est romantique mais on dit / Qu'on est des bandits / Mais dites à vos petites sœurs / Que l'on est des bandits au grand cœur" [L'ATOUT CŒUR]. Des huit albums de sa trop courte carrière il reste une œuvre d'une sensibilité absolue. C'était un homme fragile, un poète avec ses incertitudes "La vérité est dans le doute" [LE FIL DU FUNAMBULE] et ses blessures "J'ai fait trop de chemin avec toi / Le voyage s'arrête là / C'est le terminus pour toi / Ne t'accroche pas" [JE PARS]. Un des derniers romantiques qui attendait beaucoup, sinon tout, de l'amour, de la vie.
Son destin écourté ne lui a pas permis d'occuper la place qui lui revenait de droit dans la création hexagonale. Cependant, en moins de dix ans de carrière, il a imposé une écriture et un style qui restent à redécouvrir. Qu'est-ce qui va rester ?, s'interrogeait t-il sur son dernier disque. Des compilations, mais hélas, pas d'intégrale. Un site internet à visiter absolument: www.jeanmichelcaradec.com . Quelques rues de Bretagne, un rond-point, une médiathèque qui portent son nom. Et une génération de chanteurs marquée au sceau de son talent. Son influence sur les auteurs compositeurs interprètes français semble évidente. Ses chansons aux inflexions dylaniennes, qu'il fut le premier à introduire en France, ne sont pas éloignées des phrasés de Goldman, Cabrel, Eicher ou Raphaël. Que ceux qui aiment ces artistes écoutent Caradec ; ils s'y retrouveront.