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Georges Bataille

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Georges Bataille (1897-1962) est un écrivain français en marge des écoles et des systèmes de pensée (surréalisme, marxisme, existentialisme...). Il plaça l'érotisme et la transgression au coeur de son analyse philosophique et de ses textes de fiction. Son oeuvre, figure de l’irrespectueux, de celui qui aiguise l’irrévérence, a donné naissance à un mythe. Cette dimension mythique est en bonne part le fait du scandale (ses livres érotiques) et aussi le fait du mystère : il y a chez Bataille une tendance à l'occultation qui trouvera sa forme achevée dans la création de la société secrète "Acéphale". A quoi s'ajoutent les ambivalences du personnage, aussi bien celles qui sont les siennes (il est à la fois un bibliothécaire austère et un assidu des maisons closes) que celles qu'on lui prête (quand il est le premier à tenter de penser le phénomène fasciste, certains voient en lui un "surfasciste"). Bataille est un homme hanté par la mort et la souillure, dont la vie est faite d’un mouvement "de va-et-vient de l’ordure à l’idéal et de l’idéal à l’ordure". La force subversive de son œuvre, encore trop souvent réduite à ses aspects scandaleux, réside plutôt dans cet effort de ne rien laisser en dehors de la pensée, et donc d'y faire entrer ce qui la perturbe, l'interrompt ou la révulse, ce que Bataille appelait "l'hétérogène". Ce qui signifie aussi bien penser le monde tel qu'il est à son époque et non pas tel qu'on voudrait qu'il soit (l'aveuglement idéaliste), que penser l'homme dans sa totalité, même dans ce qu'il a de plus repoussant (sa présumée inhumanité), même dans ce qui fait violence à la représentation commune de l'humanité.
BRETON ET SARTRE CONTRE BATAILLE
Michel Foucault disait en 1969 : "On le sait aujourd'hui : Bataille est un des écrivains les plus importants de ce siècle". Cette reconnaissance, Bataille ne la connut guère de son vivant. C'est au contraire à la critique, aux sarcasmes, à la colère parfois, qu'il dut faire face.Parmi ces critiques, il en est deux qui sont particulièrement symptomatiques de la résistance que sa pensée rencontra. Symptomatiques, parce qu'elles émanent de deux des plus grandes figures intellectuelles de ce siècle : Breton et Sartre. Symptomatiques aussi parce qu'elles sont formulées à quinze ans d'intervalle : celle de Breton en 1929, celle de Sartre en 1943. Symptomatiques encore parce que les deux penseurs, que l'on sait par ailleurs capables des plus rigoureuses analyses, font preuve d'une même irritation à l'égard de Bataille, comme s'ils ne pouvaient parler de lui qu'échauffés, emportés. Symptomatiques enfin parce qu'ils en viendront à la même conclusion : Bataille n'est pas un penseur, ni même un écrivain, c'est un fou. Or on n'écoute pas un fou, mais on le congédie ou, au mieux, on lui administre un traitement.Le congé est signifié par Breton, de la plus brutale des manières, dans le "Second manifeste du surréalisme". Bataille y est présenté comme un malade atteint de "déficit conscient à forme généralisatrice", un "psychasténique" qui se meut avec délectation dans un univers "souillé, sénile, rance, sordide, égrillard, gâteux". La série des adjectifs donne la mesure de l'exaspération de Breton. Quant au traitement, il est administré quinze ans plus tard par Sartre, dans un article au titre ironique, "Un nouveau mystique", qui fait suite à la parution du premier ouvrage signé du nom de Georges Bataille, "L'Expérience intérieure". Si, de Breton à Sartre, la colère s'est changée en sarcasme, le diagnostic est toujours le même. Bataille est successivement qualifié de "passionné", de "paranoïaque" et de "fou". Puis vient le traitement, suggéré à la fin de l'article : "Le reste est affaire de la psychanalyse". Ainsi, à quinze ans d'intervalle, Bataille aura encouru le même jugement sans appel de la part de 2 des plus grands penseurs de ce siècle.Quel est donc cet écrivain dont Sartre et Breton s'accordent à dire qu'il est fou (ce qui, sous leur plume, vient considérablement limiter, sinon annuler tout à fait, la portée de son oeuvre) et dont, des années plus tard, Foucault dira qu'il est "un des écrivains les plus importants de son siècle", soit au moins l'égal, précisément, d'un Sartre ou d'un Breton ? Qu'y a-t-il dans cette oeuvre qui fut en son temps inassimilable - inacceptable ou incompréhensible - au point de susciter un tel malentendu ? Et dans quelle mesure ce malentendu n'est-il pas le fait de Bataille lui-même quand, 15 ans après le furieux camouflet infligé par Breton, il tend crânement à Sartre l'autre joue en écrivant dans "L'Expérience intérieure" : "Je ne suis pas un philosophe, mais un saint, peut-être un fou" ? Quel jeu Bataille a-t-il donc joué avec la folie ? Et n'aurait-il pas joué aussi avec ces deux activités sérieuses entre toutes que sont la philosophie et la sainteté ?Un an avant sa mort, Bataille a donné un élément de réponse : "Je dirais volontiers que ce dont je suis le plus fier, c'est d'avoir brouillé les cartes..., c'est-à-dire d'avoir associé la façon de rire la plus turbulente et la plus choquante, la plus scandaleuse, avec l'esprit religieux le plus profond".
NAISSANCE D'UNE PENSEE
Cette folie dont on l'accuse et que, d'une certaine manière, il endosse, Bataille la côtoie dès son plus jeune âge. Né le 10 septembre 1897 à Billom, village du Puy-de-Dôme, son père est syphilitique et aveugle. Celui-ci perdra bientôt l'usage de ses jambes, puis la raison. Bataille restera toute sa vie marqué par cette ascendance fêlée. Certaines images particulièrement insoutenables feront retour, de façon parfois obsessionnelle, dans les textes qu'il écrira plus tard, "Histoire de l'oeil" notamment. Bataille gardera du sinistre spectacle que son père impotent lui infligea une fascination pour toutes les images violentes, celles qui laissent sans voix.C'est avec la hantise de sa propre folie qu'il vivra désormais. D'autant plus inéluctable qu'en 1915 sa mère à son tour perd la raison pour sombrer dans une profonde et durable mélancolie.1914 est une année charnière dans la vie de Bataille. Il rompt avec l'"irréligiosité" familiale en se convertissant au catholicisme en la cathédrale de Reims, où les siens sont venus s'installer peu après sa naissance. C'est de cette même année qu'il date sa découverte que "son affaire en ce monde était d'écrire, en particulier d'élaborer une philosophie paradoxale", laquelle entreprendra notamment de subvertir le catholicisme auquel il vient alors de se convertir. C'est enfin cette même année que, fuyant les bombardements de l'aviation allemande, il quitte Reims pour Riom-ès-Montagne, en Auvergne, en compagnie de sa mère et de son frère : le père impotent reste seul à Reims. Abandonné, il mourra 1 an plus tard, dans le plus extrême dénuement. Des années plus tard, Bataille reviendra sur cet abandon, dans un ouvrage dont le titre dit assez le sentiment qui fut le sien : "Le Coupable".Les années suivantes, Bataille, démobilisé pour insuffisance pulmonaire, mène une vie pieuse. Sa foi l'incline vers le sacerdoce et il songe sérieusement à se faire prêtre. Il choisit cependant la vie laïque en s'inscrivant à l'École des Chartes, qui forme à l'étude des documents anciens. Admis en 1918, il s'installe à Paris. Un de ses condisciples dira de lui : "il semblait le plus doué pour faire une brillante carrière sur les chemins traditionnels de l'érudition". Mais les lectures, les voyages et les rencontres en décideront autrement.Sa première lecture décisive date de 1918 : une compilation de textes religieux du Moyen Age réalisée par Rémy de Gourmont, "Le latin mystique". Chartiste et croyant, Bataille a au moins deux bonnes raisons de faire d'un tel ouvrage son livre de chevet. Ce qu'il y découvre est cependant d'un tout autre ordre. Parce que les textes réunis dans ce volume s'efforcent de persuader le lecteur qu'il faut renoncer à la chair, celle-ci y est présentée comme terrifiante, promise à la pourriture. Mais cette chair, putrescible et sale, fascine Bataille. C'est à cette chair-là qu'il ne cessera par la suite de chercher un accès, par un moyen qui la rendra autrement plus tangible que la croyance ou l'érudition : la débauche, vécue et racontée.Deux voyages éloigneront définitivement Bataille de la foi. Le premier, en 1920, le conduit à Londres où il rencontre le philosophe Henri Bergson. Il lit "Le Rire". L'ouvrage le déçoit, mais il découvre dans le rire une puissance de dissolution face à laquelle aucun dieu ne saurait tenir. 3 ans plus tard, en Italie, au pied du dôme de Sienne, il fait l'épreuve de cette découverte en éclatant de rire face à l'architecture monumentale du christianisme.Entre Londres et Sienne, Bataille, qui vient de sortir second de l'École des Chartes, séjourne plusieurs semaines à Madrid. C'est en Espagne que Bataille a la révélation de l'angoisse: à travers les modulations tristes du chant flamenco tout d'abord, puis, de la plus spectaculaire des manières, à travers la mutilation et la mort du torero Manuel Granero dans les arènes de Madrid. C'est de cet après-midi de mai 1922, qu'il relatera dans "Histoire de l'oeil" en transposant la scène à Séville, que Bataille date cette découverte "que le malaise est souvent le secret des plaisirs les plus grands".De retour à Paris, Bataille connaît une autre révélation. Moins spectaculaire que la précédente, car il ne s'agit pas d'une scène mais d'une lecture, elle ne l'ébranlera pas moins. Et plus que d'une lecture, c'est d'une rencontre d'un homme avec son destin : Nietzsche. En lisant Nietzsche, le philosophe qui annonça la mort de Dieu et perdit plus tard la raison, Bataille, qui vient de perdre la foi et que hante la folie, a le sentiment de se lire lui-même. A la même époque, il rencontre Léon Chestov, philosophe russe émigré à Paris. Non seulement Chestov va guider Bataille dans sa lecture de Nietzsche et lui faire découvrir Dostoïevski, mais il va aussi l'initier à la philosophie - ou du moins à sa philosophie : une pensée tragique et désespérée que seuls intéressent les problèmes que la raison se déclare impuissante à résoudre. Ces deux "rencontres" sont capitales en ceci qu'elles accentuent la pente "paradoxale" que prendra la philosophie de Bataille. En 1924, l'ancien élève de l'École des Chartes est nommé conservateur à la Bibliothèque nationale. Ayant perdu la foi et découvert Nietzsche, Bataille mène alors une vie de débauché, oscillant entre le rire et l'angoisse.
COMBATS ET POLEMIQUES
En 1924, le surréalisme exerce un attrait considérable. De nombreux artistes et intellectuels le rallient, parmi lesquels Michel Leiris et André Masson que Bataille vient de rencontrer et auxquels il restera durablement lié. A la différence de ces derniers, Bataille ne sera cependant jamais surréaliste. Foncièrement idéaliste et limité à la poésie, le mouvement créé par Breton ne saurait être, pour Bataille, un mouvement révolutionnaire. A ce qu'il appelle "la tentation icarienne" du surréalisme, Bataille oppose un matérialisme radical, tourné vers les éléments les plus bas. Cette opposition de principe est à l'origine d'une polémique qui s'engage au sujet de Sade, que Bataille considère comme l'auteur révolutionnaire par excellence. Plus qu'une annexion, l'usage que les surréalistes font de son oeuvre lui semble être la négation de ce qu'elle signifie. Fondant la revue Documents (1929-1931), Bataille fait alors de celle-ci le moyen à la fois d'explorer les voies du "bas matérialisme" et de mener une propagande anti-surréaliste efficace. La polémique atteint un sommet de violence verbale avec le tract collectif "Un cadavre" (1930), lancé à l'initiative de Bataille contre Breton. Réunissant les signatures de plusieurs grands surréalistes "historiques" (Desnos, Leiris, Prévert, Queneau...), qui quittent le camp de Breton pour celui de Bataille, ce tract retourne contre le pape du surréalisme la forme et le titre d'un ancien pamphlet contre Anatole France auquel il avait collaboré. A la même époque, mais dans la plus grande discrétion, paraît, sous le pseudonyme de Lord Auch, le premier récit érotique de Georges Bataille : "Histoire de l'oeil", né de la rencontre entre la lecture de Sade, certains souvenirs d'enfance et d'Espagne, la hantise d'un père aveugle et le désordre d'une existence dissolue.Les années 30 sont celles du plus grand engagement politique de Bataille. A la montée des périls fasciste et nationaliste, l'époque ne brandit que des protestations morales. Dans une revue d'inspiration marxiste, "La Critique sociale", Bataille publie tout d'abord un texte majeur pour l'interprétation des phénomènes totalitaires, "La structure psychologique du fascisme". Il y montre notamment comment les fascismes parviennent à subjuguer des éléments épars et hétérogènes quand les démocraties, anesthésiées par la fable de leur développement serein, croient pouvoir les négliger. Puis il donne à ce texte les développements qu'il appelle au plan de l'action en formant, avec des intellectuels marxistes, un groupe à vocation révolutionnaire, à la fois anti-fasciste et anti-démocratique : "Contre-Attaque" (que rejoignent Breton et les surréalistes). Ce groupe ne connaîtra qu'une existence éphémère à cause des dissensions anciennes et des réticences de Bataille à l'égard de l'orthodoxie marxiste. A sa réflexion sur le fascisme, Bataille donnera un autre développement, plus inattendu, plus intime aussi : sous la forme d'un récit qui, écrit en 1936, ne sera publié qu'une vingtaine d'années plus tard : "Le Bleu du ciel". Ayant pour cadre l'Europe des années 30, ce récit met en scène un homme en proie à une indifférence essentielle et maladive qui, passant sans cesse de l'ivresse à la lucidité, observe crûment les noirs présages qui s'amoncellent.Après la disparition de "Contre-Attaque", Bataille s'éloigne des formes conventionnelles de l'action politique. Il ne cesse pas pour autant d'intervenir dans l'ordre du collectif : il crée aussitôt une nouvelle revue, "Acéphale", et une société secrète du même nom regroupant un petit nombre d'individus. Placée sous le signe de Nietzsche, "Acéphale" se fonde sur une expérience commune de ce que Bataille appellera bientôt la "souveraineté", soit l'affranchissement de toute servitude, aussi bien morale que politique. S'affranchissant de toute servitude, les membres d'Acéphale entendaient a fortiori s'affranchir de celle du national-socialisme. A cet égard, l'un des enjeux essentiels de la revue sera de dénoncer, en la détaillant, l'interprétation déformante que les fascismes donnèrent de Nietzsche pour en faire l'une de leurs figures tutélaires. Auteur "souverain" par excellence, Nietzsche sera rendu par "Acéphale" à l'exigence de sa lettre et à la souveraineté de son esprit. Après avoir donné naissance à un groupe de recherche, le Collège de sociologie (1937-1939), qu'il fonde avec Michel Leiris et Roger Caillois en vue d'étudier les formes du sacré dans les sociétés, l'aventure d'Acéphale s'interrompt à la veille de la guerre, laissant Bataille dans une profonde solitude.Les années 30 sont enfin celles de la deuxième grande rencontre philosophique de Bataille : l'oeuvre de Hegel, qu'il découvre par la médiation d'un autre philosophe russe exilé en France (le premier, rappelez-vous, était Léon Chestov) : Alexandre Kojève. De 1933 à 1939, à l'École des hautes études, ce dernier va diriger un séminaire au cours duquel il va lire, traduire et commenter pour la première fois en France "La Phénoménologie de l'esprit" de Hegel. La composition de l'assistance donne une première mesure de l'événement : Bataille, Breton, Jacques Lacan, Raymond Aron, Maurice Merleau-Ponty, Raymond Queneau, etc. Mettant l'accent sur les moments les plus excessifs et les plus violents de la pensée de Hegel, situant l'exercice de la pensée philosophique au bord de l'expérience de la folie, Kojève ne pouvait trouver en Bataille qu'un auditeur passionné. Le Hegel de Bataille, celui dont il dira bientôt que "sur un portrait de lui âgé, j'imagine lire l'épuisement, l'horreur d'être au fond des choses - d'être Dieu" (L'Expérience intérieure), ce Hegel littéralement affolé est pour une bonne part celui de Kojève.
LA VERITE DE LA GUERRE
En juin 1939, dans le dernier numéro d'"Acéphale", Bataille écrit : "Je suis moi-même la guerre". La guerre venue, la même phrase prend un autre sens : je suis moi-même le monde, je suis ce monde catastrophé qu'est le monde en guerre. Et ce n'est pas sur un autre mode que Bataille vivra cette période : pendant les cinq années que durera le conflit, Bataille, au-dehors comme au-dedans de lui-même, se fera l'arpenteur de la catastrophe. A la différence d'Aragon, qui rejoint la Résistance, ou de Breton, qui s'exile en Amérique, Bataille choisit de rester en France et de regarder la guerre. Il circule beaucoup, de Paris au Massif central, de la Normandie à l'Yonne. Il écrit aussi. Il écrit même comme jamais jusque-là il n'avait écrit : des poèmes, des récits, des essais, soit environ une dizaine de livres, parmi lesquels "L'Expérience intérieure", le premier qu'il publie sous son nom, et "Le Coupable" et "Sur Nietzsche" qui, avec celui-là, constituent ce qu'on a coutume de considérer comme la part mystique de son oeuvre, à laquelle Bataille donnera le nom de "Somme athéologique".En même temps qu'il voyagera à travers la France, les yeux ouverts sur les cadavres et les rafles, Bataille fera "l'expérience intérieure" du désastre du monde. "Le Coupable" est l'ouvrage le plus caractéristique de cette double orientation, à la fois vers l'intérieur et vers l'extérieur. Rédigé de 1939 à 1943, le livre se présente comme la chronique morcelée d'un monde et d'un esprit, qui mêle des scènes observées et des bribes de spéculation. Quant à "L'Expérience intérieure", son titre l'indique, elle témoigne plutôt du premier mouvement (dont Nietzsche aurait été l'incarnation exemplaire). Non sans rappeler saint Ignace de Loyola, elle est un "exercice spirituel" : un effort de communication d'une exigeante et difficile représentation intérieure. La philosophie, au moins depuis les Lumières, cherchait à donner du monde une représentation pour le rendre intelligible. Mais Bataille préfère s'en détacher : l'expérience, comme exercice de la catastrophe, rompt avec l'enchaînement de la pensée et met en crise tous les systèmes philosophiques, notamment le plus abouti d'entre eux : le système hégélien. Ne conduisant ni à un monde soutenu par Dieu ni à un monde éclairé par la raison, l'expérience ne donne que sur le vide et la nuit. Cela, ni les philosophes ni les croyants ne pourront l'entendre, et il ne faut pas s'étonner que Sartre, dans son attaque du livre, fasse front commun avec Gabriel Marcel, un intellectuel chrétien.Mais Bataille est allé encore plus loin dans l'inconvenance. En 1941 il a fait paraître, sous le pseudonyme de Pierre Angélique, un petit livre d'une vingtaine de pages, "Madame Edwarda", qui représente Dieu sous les traits d'une prostituée de maison close. Mêlant réflexions philosophiques et scènes érotiques, les noms de Hegel, d'Edwarda et de Dieu, le livre précipite d'un même geste la religion et la philosophie dans le boudoir. Telle est la pensée mystique de Bataille, fragmentaire et déchaînée, catastrophique et débauchée, aussi éloignée du salut que de l'ascétisme. Loin d'être celui d'un chrétien, le mysticisme de Bataille est aussi une sorte de mysticisme guerrier.Au lendemain de la guerre, la situation de Bataille n'est plus la même. Il a suspendu ses fonctions à la Bibliothèque nationale. Il ne vit plus à Paris mais à Vézelay. Il fait une rencontre décisive en la personne de Maurice Blanchot, à qui il doit certains axiomes de "L'Expérience intérieure" et dont il restera toujours très proche. Il a surtout publié plusieurs ouvrages remarqués (malgré la férocité de certaines critiques) et travaille à la création d'une nouvelle revue, qui voit le jour en 1946 sous le titre de "Critique". N'ayant pas l'irrévérence et la folie des revues précédentes, c'est par son sérieux que celle-ci se caractérise, ce qui lui vaudra dès 1947 le prix de la meilleure revue de l'année. Ce sérieux ne signifie cependant ni abdication ni assagissement de la pensée de Bataille : parmi les nombreux articles qu'il donne à la revue, il en est qui énoncent des vérités pas moins inaudibles que l'absence de Dieu à laquelle conduisait "L'Expérience intérieure". Si l'entreprise reste la même, mettre l'homme face à ce qu'il est, sans lui donner le recours à quelque faux-fuyant que ce soit, c'est à partir d'une réflexion politique que Bataille, renouant avec ce qu'il fut dans les années trente, va la mener. Loin d'avoir été un moment d'exception, dira-t-il, la guerre, dans son horreur, qu'elle se nomme Auschwitz ou Hiroshima, a donné la mesure de l'homme. Et il n'est pas un homme, pas même une victime, qui n'y soit impliquée. Qui, au lendemain de la guerre, peut entendre cela (une humanité de l'horreur) ?
LES DERNIERES ANNEES
Les dernières années de la vie de Bataille laissent cette étrange impression que toute existence qui s'est consciencieusement livrée à l'angoisse finit bientôt par ne plus distinguer celle-ci de la sérénité. L'angoisse y est la plus profonde et la mort, qu'elle a sollicitée avec une inquiétante constance, n'a jamais été plus proche (la maladie, une artériosclérose cérébrale, décelée en 1955, ne lui laissera pas d'espoir). Les livres, qu'il a donné l'impression de fuir toute sa vie, s'écrivent avec une sorte de tranquille évidence, de sérénité enfin atteinte. Il est à Orléans, où son travail de bibliothécaire retrouvé lui en laisse le temps. L'essentiel de l'oeuvre de Bataille date exactement de cette période.Mais cette sérénité elle-même est feinte. Bataille poursuit une méditation sur la mort qui ne diminue pas en horreur. Les plus grands livres des dernières années, ceux-là mêmes qui contribuent aujourd'hui à imposer Bataille comme un philosophe majeur, quand bien même d'un genre inconnu, peuvent être en effet regardés comme les livres d'un homme qui considérerait avec angoisse et allégresse comment la mort accomplit sur lui son oeuvre.Ces livres peuvent aussi être considérés d'un point de vue moins personnel : comme les développements d'une "Histoire universelle" que Bataille a toute sa vie désiré écrire et penser. Ébauché en 1933 avec un article intitulé "La Notion de dépense", ce projet engendre en 1949 le plus systématique - et peut-être le plus magistral - des livres théoriques de Bataille : "La Part maudite". Il s'agit, dit-il, d'un ouvrage d'économie politique, mais on y trouve aussi des considérations énergétiques, sociologiques, anthropologiques et historiques. Il prétend y travailler depuis 18 ans et le résultat est proprement renversant. Alors que l'économie s'est toujours fondée sur la rareté pour mettre l'accent sur la production, Bataille, s'inspirant de l'"Essai sur le don" du sociologue Marcel Mauss, affirme le contraire : que c'est à un excès d'énergie qu'il nous faudrait faire face, lequel ne saurait être réinvesti dans quelque production, mais consumé, dépensé en pure perte. Mobilisant l'Histoire la plus ancienne, il indique comment certaines sociétés surent s'inventer des formes appropriées de dépense : tel fut le sacrifice pour les Aztèques ou le potlatch pour les Amérindiens. Rappelant l'Histoire la plus récente, il montre à quelle dépense catastrophique s'expose une société qui ne veut pas tenir compte d'une telle "part maudite".A défaut de disposer de temps qui lui permettrait d'achever une telle histoire, Bataille entreprend d'en penser une forme privilégiée : l'histoire de l'art. Pressé par le temps, il écrit alors vite, parfois sur commande, des livres abondamment illustrés qui traquent l'histoire de l'humanité dans l'histoire des représentations qu'elle a pu donner d'elle. Si la revue "Documents" mobilisait déjà de nombreuses images, si "L'Expérience intérieure" proposait une méditation à partir de l'insoutenable photographie du supplice chinois des cent morceaux, si plusieurs textes de Bataille donnèrent le jour à une édition illustrée ("Histoire de l'oeil" fut illustré par André Masson, "Madame Edwarda" le fut par Hans Bellmer, d'autres le furent par Giacometti et Fautrier), ces derniers livres soulignent de façon encore plus appuyée l'importance de l'image pour la pensée de Bataille, celle-ci devenant à la fois le gage d'un dialogue et la condition de possibilité d'une histoire de l'homme. Les choix historiques et thématiques qui président à ces derniers ouvrages donnent le sens du projet de Bataille : après "Lascaux ou la naissance de l'art", il écrit sur Manet qu'il tient pour le premier peintre de la modernité. Et son livre ultime, "Les Larmes d'Eros", est une histoire de la représentation érotique, de Lascaux à Francis Bacon, qui lui permet in extremis de donner une version partielle mais synthétique de son histoire universelle. Bataille est l'auteur de livres obscènes, pour la plupart vendus sous le manteau, et il est l'auteur d'une oeuvre théorique, difficile et savante : il ne pouvait mieux conclure sa vie qu'en proposant cette représentation où l'obscénité en appelle à la science. Ce dernier livre sera interdit. Bataille mourra en 1962, sans avoir cédé sur l'essentiel : que mourir, comme Dieu, était ce qui devait susciter le plus grand rire.
LE JEU DE L'EXCES
Pour aborder une oeuvre, encore faudrait-il qu'elle ait des bords. Celle de Bataille ne semble pas en avoir, tant elle paraît accordée, c'est-à-dire à la fois ordonnée et désordonnée, à la notion ou la question de l'excès. A cette oeuvre complexe et composite, l'excès donne aussi bien une solide unité qu'un aspect littéralement débordant. Cette tension entre la cohésion et la dispersion tient essentiellement à la tâche éprouvante et paradoxale que Bataille assigne à la pensée. Celle-ci n'a pour lui de sens et de valeur qu'à la condition de s'exercer à l'endroit de ce qui menace l'intégrité du sujet, soit à la condition de faire l'épreuve de ce qui, se prêtant davantage au silence, aux larmes ou au rire, lui résiste et l'excède. Le sujet de la pensée est alors conduit à adopter une position et une posture philosophiques singulières, plus nietzschéennes que cartésiennes : loin de s'exercer de façon purement intellectuelle depuis le lieu séparé d'une retraite, abstraction faite du corps et avec l'assurance d'un point d'appui, la pensée de Bataille engage une épreuve concrète du monde et du corps dans laquelle se dérobent tous les points d'appui que l'esprit, sous les noms de la raison ou de Dieu, se donne d'ordinaire. Et ce qui se joue là n'est rien moins que la connaissance de l'être. Adressée à la pensée au nom de la connaissance de l'être, soit au nom de la vérité, l'exigence d'excès, qui est aussi exigence d'épreuve, sous-tend toute l'oeuvre théorique de Bataille.Multipliant les digressions, les ébauches et les variations, ayant fréquemment recours au fragment et aux points de suspension, l'oeuvre de Bataille rompt avec les formes traditionnelles d'exposition d'un raisonnement. Loin d'obéir à une organisation rigoureuse, généalogique, linéaire ou dialectique, loin aussi de se présenter comme un tout achevé, celle-ci témoigne dans sa facture et son inachèvement essentiel de l'excès dont son auteur fait l'épreuve.Les deux thèmes majeurs de l'oeuvre de Bataille, soit les deux impossibles objets dont incessamment sa pensée fait l'épreuve, l'érotisme et la mort, ont ceci de commun qu'ils impliquent des états affectifs (angoisse ou extase) d'une violence telle que la pensée se trouve suspendue. Si l'érotisme et la mort sont l'inconvenance même, c'est d'abord parce l'épreuve qu'on peut en faire ne convient radicalement pas à la pensée. Cette inconvenance majeure, Bataille la représente dans une véritable dramatisation qui montre l'esprit en proie aux désirs et aux émotions les plus incompatibles avec son exercice.Pour prendre la mesure de ce qui excède la pensée, Bataille ne va pas tant élaborer un système conceptuel rigide que mettre en oeuvre une sorte de constellation de notions ouvertes, qui permettront d'approcher et d'accueillir ce débordement sans le contenir, ce qui reviendrait à le supprimer comme tel, dans une définition. Suivant l'aspect sous lequel l'excès sera envisagé, celui-ci sera qualifié par des notions telles que la communication, la chance, la souveraineté ou l'impossible. Loins d'avoir chez Bataille le sens que leur assigne le dictionnaire, ces mots constamment repris et reprécisés par des images ou des parodies de définition ne trouvent nulle part la permanence ou la garantie de leur sens. Et c'est précisément le flou dans lequel ces notions sont maintenues, l'indécision radicale de leur sens, qui les rend aptes à évoquer ce qui excède aussi bien la parole que la pensée : silence, rire ou extase.
LES TROIS MOMENTS DE L'EXCES
Un premier moment, d'ordre fantasmatique, est constitué par la représentation mythologique de "l'oeil pinéal". Se fondant sur la ressemblance objective entre la partie du cerveau humain qu'on appelle épiphyse ou glande pinéale et l'organe de la vue, Bataille imagine un homme qui serait pourvu, au sommet du crâne, d'un troisième œil, lequel serait "voué à la contemplation du soleil au summum de son éclat". Sous son aspect furieusement délirant, cette représentation, qui met au travail un élément biographique à la charge de violence considérable (le souvenir d'un père aveugle et impotent), témoigne bien de la forme éprouvante que prend la pensée chez Bataille. Son enjeu est par ailleurs clairement cognitif dans la mesure où il ne s'agit de rien moins que de transformer l'appareil de la vision, symbole traditionnel de la connaissance ("théoria", en grec, signifie contemplation), de telle sorte que l'oeil et l'esprit puissent contempler ce qui ne saurait être contemplé, c'est-à-dire connu : le soleil aussi bien que la mort, dont La Rochefoucauld déjà disait qu'ils "ne se peuvent regarder fixement".Un second moment, d'ordre scientifique, est constitué par l'ébauche de ce que Bataille a appelé l'hétérologie, définie comme "science de ce qui est tout autre", connaissance paradoxale de ce qui est hétérogène à toute connaissance. Version scientifique du fantasme de l'oeil pinéal, l'hétérologie s'efforce de prendre en compte, de façon immédiate et subjective, les pratiques que la connaissance scientifique traditionnelle, parce qu'elle les objective et les médiatise, ne peut qu'expulser. Ainsi en est-il de certaines conduites sexuelles ou religieuses que la psychologie réduit à des catégories pathologiques. Impossible par définition, ce projet témoigne encore d'une volonté d'interroger les limites de la connaissance et d'ouvrir celle-ci à ce qui l'excède. La forme la plus élaborée que Bataille a donnée à sa réflexion sur l'excès au plan de la connaissance, est d'ordre à la fois philosophique et mystique. Ce troisième moment, dans lequel la représentation de l'oeil pinéal et les considérations sur l'hétérologie trouvent leur forme achevée, est celui de l'Expérience intérieure. S'expliquant avec les plus rationalistes des philosophes, Descartes et Hegel, Bataille a alors recours à des "techniques d'illumination" propres à l'expérience mystique, aussi bien chrétienne (exercices spirituels) qu'orientale (bouddhisme, yoga), qu'il détourne de leur finalité religieuse pour leur donner une portée philosophique. Se situant en-deça ou au-delà de toute rationalisation possible, les états de conscience et d'émotion violente auxquels Bataille accède attestent l'existence de ce qu'il appelle une "tache aveugle" dans l'entendement. Par sa seule présence, celle-ci dénie à la raison la capacité de rendre compte de toutes les possibilités de l'esprit. L'oeuvre théorique de Bataille ne saurait cependant se réduire à une série d'expériences fantasmatiques ou négatives de l'excès. Parallèlement à la réflexion paradoxale qu'elle conduit dans l'ordre de la connaissance, celle-ci élabore en effet une sorte d'hétérologie positive, soit un véritable savoir de l'excès. Interrogeant tous les domaines de l'existence humaine, Bataille s'efforce, en étudiant certaines pratiques exemplaires, de mettre au jour et de préciser le sens que la violence et l'excès ont pour l'ensemble de l'humanité.
PRATIQUES DE L'EXCES
D'une érudition considérable (bibliothécaire, Bataille était entouré de livres), cette autre partie de l'oeuvre théorique de Bataille constitue à la fois une anthropologie, au sens étymologique et général du terme, et une imposante encyclopédie des excès humains. Présentée de façon unifiée et systématique dans "La part maudite", où elle se formule dans les termes d'une "économie générale", au moyen des catégories de la perte et de la dépense, la connaissance de l'excès se constitue également à partir d'études précises telles qu'une analyse psychologique du fascisme, une biographie historique de Gilles de Rais, une monographie de Manet, ou encore à travers des analyses de la peinture et de la littérature, étant entendu que "ce qui peut être dit de l'art, de la littérature, de la poésie est en rapport au premier chef avec le mouvement que (Bataille) étudie" : celui de l'énergie excédante, traduit dans l'effervescence de la vie" (La part maudite). De cette anthropologie générale, il ressort que l'humanité se caractérise par un irrépressible désir d'excès qui se manifeste dans un certain type de pratiques.Parmi les pratiques de l'excès envisagées par Bataille, il en est deux qui retiennent tout particulièrement son attention : le sacrifice et l'érotisme. L'une et l'autre ont partie liée avec la notion de sacré dans la mesure où elles sont radicalement séparées du cours habituel - profane - de l'existence. Cette séparation se produit à la fois par le haut et par le bas : dans l'érotisme comme dans le sacrifice, l'homme obéit simultanément à un mouvement ascendant qui le met en rapport avec un ordre supérieur (le divin, la sainteté, l'amour et la mort idéalisés) et à un mouvement descendant qui le met en rapport avec un ordre inférieur (la souillure, le sang, l'amour et la mort matérialisés). Se fondant sur les acquis de l'histoire des religions, Bataille montre que le sacrifice correspondait à une exigence de sacré - une exigence d'excès - inhérente à l'humanité. Que celui-ci ait disparu sous l'effet du christianisme ne signifie pas que cette exigence a également disparu, mais qu'elle se maintient sous d'autres formes, principalement dans la pratique de l'érotisme. On aura compris que l'érotisme n'avait pas ici le sens limité et la valeur de délassement ou d'agrément qu'il peut avoir dans d'autres contextes. Constituant une propriété de l'humanité, au même titre que la parole ou la raison, l'érotisme est le nom même de l'expérience que l'homme peut faire du sacré indépendamment de la religion, la forme emblématique de l'expérience commune de l'excès. Son domaine "est le domaine de la violence, le domaine de la violation", soit le domaine du mal, de la fête dionysiaque, de la "dissolution des formes constituées", par opposition au domaine du travail, de la production des biens matériels et intellectuels ; sa forme est celle de la transgression des interdits, qui permet d'accéder à la sphère séparée du sacré. Érotisme noir plutôt que rose, érotisme brûlant que l'on ne saurait définir précisément sous peine d'en faire un concept et de le rapporter à la sphère de la production intellectuelle mais dont "il est possible de dire qu'il est l'approbation de la vie jusque dans la mort" (L'Erotisme).
ETHIQUE ET POLITIQUE
Si l'anthropologie générale révèle que l'expérience de l'excès est constitutive de l'humanité, elle montre aussi que celle-ci fait l'objet d'un refoulement puissant au plan de l'existence. C'est sur ces deux données anthropologiques, compte tenu de la première et contre la seconde, que se fondent l'éthique et la politique de Bataille.Contre "l'idéal ascétique" (Nietzsche) de la morale chrétienne, contre l'idéal économique de la morale capitaliste, qui l'une comme l'autre visent à supprimer la part d'excès de l'homme, Bataille propose une éthique qui s'accorde à cette "part maudite". Nietzschéenne en vertu de ses composantes affirmative, dionysiaque et héroïque (on ne dit pas oui à l'exubérance sans force ni courage), cette éthique est une éthique de la "souveraineté" dans la mesure où les conduites qu'elle prescrit n'ont de valeur qu'à la condition d'être autonomes, de ne trouver leurs principes et leurs fins qu'en elles-mêmes.Au plan politique, c'est sous le rapport et selon le critère de la place faite à l'excès que Bataille étudie et évalue les formes d'organisation collective. Si l'angle selon lequel il a étudié le problème politique de l'excès a pu varier en fonction à la fois de sa propre évolution intellectuelle et du type de société considéré (le fascisme est ainsi étudié du point de vue des émotions, le communisme du point de vue de la souveraineté), il a constamment qualifié les organisations politiques suivant la capacité qu'elles avaient à accueillir les mouvements d'excès. Aux démocraties libérales qui se montrent négligentes et impuissantes devant ces mouvements, aux dictatures fascistes et nazis qui les subordonnent à des idéaux avec lesquels ils sont inconciliables (l'armée et la patrie), et à la forme stalinienne de la société communiste qui les réprime et les nie au nom de la satisfaction des besoins, Bataille oppose à la fois l'accueil heureux que les aztèques firent à l'excès dans les fêtes sacrificielles et la pensée d'une communauté qui, mettant en commun l'expérience la plus commune qui soit, celle de la mort, "absorberait la totalité de l'existence", comme le fait la communauté des amants.On voit bien ce qu'une telle éthique et une telle politique doivent à l'impossible, ce qu'il y a d'intenable dans le principe d'une vie à "hauteur de mort". L'enjeu est cependant d'indiquer une exigence et une orientation de la pensée au plan de l'existence, d'opposer au refoulement dont l'expérience de l'excès fait l'objet un style de vie et une pensée de la communauté ajustés à celle-ci. C'est dans cette perspective que Bataille aura recours à la fiction, qui seule permet d'"atteindre l'impossible" en imposant un monde qui s'accorde au désir d'excès.
L'OEUVRE LITTERAIRE
La littérature partage avec la peinture le pouvoir de disposer un monde. On ne s'étonnera pas que pour Bataille ce monde n'ait de valeur qu'à être celui de l'excès. C'est en ce sens qu'il assigne aux récits la tâche de "révéler la vérité multiple de la vie". Ce pouvoir de révélation, la littérature l'exerce à deux conditions. La première est d'ordre thématique. Parce que l'excès vient au monde essentiellement dans la transgression, c'est en se situant du côté du mal que la littérature se donnera les moyens de le révéler. Tel est le sens de l'ouvrage dans lequel Bataille a exprimé, dans une série d'études consacrées notamment à Sade, Baudelaire et Genet, ses idées sur la littérature : "La littérature et le mal". De ce point de vue, Sade, dont l'oeuvre "eut pour fin d'atteindre la conscience claire de ce que le déchaînement atteint seul", reste l'horizon indépassable. La seconde condition à laquelle la littérature doit obéir engage la vie même de l'écrivain. Pour exercer un pouvoir de révélation, le récit devra témoigner avec force et nécessité d'une épreuve réelle de son auteur, se présenter comme le prolongement fictif d'une expérience vécue, et tenir ainsi à la fois du document et de la fiction. Dans les fictions de Bataille, les "possibilités excessives" de la vie sont révélées par le biais de l'érotisme. Cet usage de l'érotisme ne va pas sans ambiguïté dès lors qu'on cherche à situer Bataille dans l'ordre des genres littéraires. Jusqu'à un certain point, ses récits appartiennent à la littérature qu'il est convenu de qualifier d'érotique. De celle-ci, ils reprennent en effet le principe fondamental, soit l'articulation d'une parole sur un corps représenté sous l'aspect de ses postures et de ses parties érogènes, ainsi que l'ensemble des thèmes : la prostitution, l'obscénité, la nudité, la jouissance, etc. Dans la mesure cependant où Bataille subordonne ce principe et ces thèmes à l'expression d'une expérience générale de l'excès, on ne saurait réduire ses récits aux limites étroites de la seule littérature érotique.Bien qu'un tel genre ne soit pas répertorié par la théorie littéraire, il serait plus juste de qualifier les récits de Bataille de littérature sacrificielle. Aussi bien au plan de l'histoire qu'au plan du langage, c'est à la logique du sacrifice qu'obéissent en effet toutes les fictions. Au plan de l'histoire, la dimension sacrificielle se manifeste dans l'épreuve de la mort que font tous les personnages au titre d'acteur ou de spectateur. De la manière la plus immédiate, mais aussi sous la forme érotique de la jouissance (la "petite mort"), sous la forme tragique de l'angoisse et de l'horreur, ou encore sous la forme comique de la cruauté joyeuse et légère (voir "Histoire de l'oeil"), le récit maintient toujours "l'oeuvre de la mort". Au plan de l'écriture, la dimension sacrificielle se manifeste dans la violence faite au langage qui, pour ne pas être entièrement disloqué, n'en est pas moins soumis à un certain nombre d'opérations qui le transforment de telle sorte qu'il puisse témoigner, aussi bien au niveau de la syntaxe qu'au niveau du sens, du sacrifice raconté. "Sacrifice où les mots sont victimes", l'écriture redouble et amplifie toujours le sacrifice des personnages.

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