En ces temps reculés, les habitants de la lune et les habitants de la terre vivaient côte à côte en parfaite harmonie. Jusqu’au jour où, poussés par la curiosité, quelques habitants de la lune se lancèrent dans la construction d’une passerelle qui joindrait à travers ciel les deux planètes. Devant tant d’audace à défier l’ordre établi dans son système, le Soleil, pour montrer sa colère, fit voler en éclat la passerelle et condamna les habitants de la lune à une terrible malédiction : chaque matin, lorsqu’Il éclairerait la face du monde, Il ferait disparaître la lune aux yeux des terriens. Les uns ne seraient visibles que lorsque les autres dormiraient, et quand les autres s’éveilleraient, les uns s’éteindraient au monde. Et, afin d’être assuré que chacun reste bien à sa place, Il fit tourner le temps sur la Lune dans le sens inverse du temps sur la Terre : le passé pour les uns serait alors l’avenir pour les autres.
Les années passèrent et effacèrent sur Terre toute trace de la malédiction ; celle-ci n’avait même jamais existé puisqu’elle n’aurait lieu que dans le futur. Mais pour les habitants de la lune, condamnés à connaître chaque matin une petite mort et à compter le temps à rebours, le sortilège s’était bel et bien produit par le passé et demeurait douloureusement présent. Les habitants de la lune connaissaient les risques à défier de nouveau l’autorité du Soleil, et le néant absolu qui les attendait s’ils attisaient Sa colère. Mais ils ne pouvaient se résigner à leur condition d’oubliés. Le Soleil, sourd, avait certes tenté de rendre la Terre aveugle et la lune muette, mais ce n’était pas parce qu’ils ne pouvaient plus se voir ni se parler qu’ils ne pouvaient plus communiquer. Comprenant ceci, les habitants de la Lune commencèrent à ne plus voir leur malédiction comme une fatalité et retrouvèrent tout leur élan. Ils se mirent alors à frapper, frapper, frapper sur la surface de leur planète, et à frapper, frapper et frapper encore et encore, de toutes leurs forces, espérant ainsi faire résonner les montagnes et vibrer l’eau des océans de la Terre. Arriverait bien un instant, dans toute l’éternité, où leurs temps finiraient par se croiser.
À force de tremblements de terre, de ras de marrées, un petit groupe de terriens érudit se questionna sur l’origine de ces phénomènes. Les plus sensibles d’entre tous y ressentirent tant d’intensité et de violence qu’ils cherchèrent des réponses ailleurs que dans les sciences et la raison. Ces vibrations parlaient au plus profond d’eux-mêmes, les secouaient, faisaient appel à des émotions enfouies. Et lorsqu’ils écoutèrent les sons produits par ces ondes, ces vibrations, un sentiment de familiarité les envahit. C’était comme une musique, une mélodie qui les aurait bercé dans leur matrice, et qui éveillait en eux une sensation mêlée de bien être et d’amertume : la joie de découvrir ces portes de vestiges et la douleur de réaliser que, pour retrouver des traces, il fallaient qu’ils aient perdu quelque chose. Ils réalisèrent qu’ils venaient de faire une grande découverte ; mais, bien qu’ils ressentaient ces ondes, ils ne pouvaient les comprendre. Devant leur impuissance à décrypter ces messages, ils se contentèrent d’en faire profiter l’humanité, espérant qu’un jour, quelque individu serait capable de les expliquer.
Pourtant, ces messages, ces tentatives de réveiller la mémoire, ces coups qui crient « ne nous oubliez pas », nous ne pourront les comprendre que face à l’irréparable : au moment où la terre se sera liée à la lune et où elle connaîtra cette déchirure.
Vous qui, parfois, levez les yeux au ciel et admirez la lune, dites-vous bien que ce n’est pas parce qu’elle est jolie à regarder qu’elle n’a rien à dire. (Et toc !).
Louise Couturier
