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Jacques Brel et le rock pensé en français.
par Benjamin Kerber
Il a les cheveux longs. Sa peau est déjà pâle, il est vrai que ce n’est qu’un effet. En vérité, ses joues sont encore jeunes. Allongé dans son lit, le torse nu et dix-sept ans d’une vie monochrome qui l’ont mené à porter du rouge à lèvres. Il a des rêves, il en est conscient. Comme Springsteen avant lui, il veut dégager d’ici et gagner (« Thunder road » sur l’album Born To Run 1975/Columbia Records). Il sait qu’il peut devenir un héros, il en est déjà un. Il allume naïvement une cigarette devant son miroir, replace sa mèche, ajuste sa fourrure. Ian Curtis écoutait David Bowie, il était déjà mort, du moins il pouvait mourir. Quinze ans plus tôt, ce même David Bowie est mort. Tout démarre sur un port, dans un pays plat :
« Sur le port d’Amsterdam, y’a des marins qui boivent,
Et qui boivent et reboivent
Et qui reboivent encore (...)
Se plantent le nez au ciel,
Se mouchent dans les étoiles,
Et ils pissent comme je pleure sur les femmes infidèles. »
Jacques Brel a chanté « Amsterdam » la première fois sur la scène de l’Olympia au début des années soixante. Un peu plus tard il dira lors d’une interview : « A 17 ou 18 ans, un homme a déjà formé ses rêves. Toute sa vie il va essayer de les structurer puis de les réaliser. » Avant de conclure brutalement qu’un adolescent est « déjà mort, du moins qu’il peut mourir ». Son plus grand succès commercial et artistique semble étrangement inspiré d’un cauchemar, une descente aux Enfers. Chaque couplet rentre dans le ventre violemment, chaque phrase est une gifle, chaque mot est terriblement juste. Exactement comme un train au départ d’une gare, « Amsterdam » roule d’abord lentement. Le nez collé à la vitre on observe des paysages urbains, sales, humides et inconfortables. On commence à prendre de la vitesse. L’atmosphère est verdâtre. On devine les algues et la rouille des vieux bateaux, l’odeur des fruits de mer. Brel suggère l’ennui mortel de l’océan, laissant libre cours à la folie de l’humain qui remet les pieds sur la terre ferme. Car ce n’est pas la nature qui est dégoûtante ici, c’est la présence humaine vulgaire des marins. Ce n'est pas ce spectacle dépaysant qui trouble le pauvre Jacques, c’est un chagrin d’amour et l’infidélité d’une amante qui le fait pleurer avec cet ultime « je » du dernier vers. La mise en perspective nous fait naviguer de l’eau boueuse et salée sur les rochers froids, jusque dans l’assiette de poissons et de frites graisseuses, vers la bouche dans laquelle l’alcool se déverse jusqu’à la lune, puis enfin vers les étoiles.
Classer la musique de Jacques Brel dans la variété est réducteur. Il est aujourd’hui une des premières inspirations du grand rappeur français Oxmo Puccino. On peut aussi aisément dire qu’il était résolument et involontairement rock. Il a abordé des thèmes d’une manière bien plus profonde que quatre vingt dix pour cent des artistes se réclamant de ce genre. Il n’est pas question de faire le procès du simple sentiment sexuel du rock’n’roll au profit d’une prétention littéraire obligatoire. Il faut prendre en considération l’évolution de pratiquement tous les artistes qui constituent aujourd’hui le Panthéon de cette culture : Les Beatles, de « Love Me Do » à « A Day In The Life » et Les Stones de « Satisfation » à « Sympathy for the Devil ». Ces deux exemples montrent une évolution naturelle dans le sens de l’art. La direction du vent n’a rien en commun avec la volonté de l’homme.
Sur un même thème, les développements des artistes peuvent varier. Prenons « I’m So Lonesome I Could Cry » de Hank Williams, sur la relation d’amour détériorée : une preuve que la complexité du sentiment est à la racine de la musique folk, inspiration évidente de grands artistes rock. Cette chanson fut écrite en 1949. Il y a ici un air de suicide, d’une nature qui cache la tristesse de l’humain : « The moon just went behind a cloud to hide its face and cry ». (Ce vers ne rappelle-t-il pas « Amsterdam » et le « je » qui pleure dissimulé à la fin de la chanson ?) La chanson « Seul » de Brel semble aller immensément plus loin, autant dans sa structure -qui n’est pas linéaire, que dans ses paroles épiques. Elle débute sur ce même principe, et s’envole vers l’amitié, puis vers la guerre, vers la fortune, vers l’immensité pour retomber sur ce constat lourd, hymne folk ou rock : « On se retrouve seul ».
Jacques Brel était un poète parfait, minutieux, tout était dans le souci du détail. Poète concis. Poète accrocheur qui savait trouver la bonne formule. Immense et synthétique, peintre dans les images, romancier pour le vécu. Tantôt lucide, chantant la joie du paradis et le désespoir de l'enfer. Tantôt fou, chantant l'inverse. Chanteur possédé sur scène, chanteur dépassé par ses propres expressions. Désabusé par la solitude qu'il a si bien décrite, il sourit, nerveusement. Ses mains tremblent, elles s'emballent, pour le coeur de « Mathilde ». Elles deviennent un personnage dont il se sépare. C’est d’ailleurs l’un des éléments qui le rapproche de Ray Davies des Kinks : sa manière de se plonger dans le personnage, de lui donner une vie en l’agitant comme une marionnette. Il l’a fait pour « Jef », le personnage de Frida que l’on retrouve dans « Ces gens-là » et « Le Plat Pays », les Flamandes, les bourgeois, les bigotes. Puis il y a « Madeleine » et « Marieke », espérance et beauté inaccessibles. En tant que francophone Jacques Brel est totalement parallèle à Bob Dylan ou à Lou Reed. Il est perpendiculaire à Serge Gainsbourg et Jacques Dutronc. Pour autant il est maître d’une œuvre en tous points égale ou supérieure.
Brel, artiste belge né en 1929 à Bruxelles et mort à Bobigny en 1978. Il est important de réaliser l’influence majeure qu’a pu avoir ce génie de la langue à l’échelle mondiale. Ainsi Scott Walker, grand auteur et compositeur Américain, à la voix chaleureuse fut infiniment passionné par la musique du Belge, traduisant et reprenant à son compte plusieurs de ses titres dans chacun de ses albums. David Bowie repris « Amsterdam » et lui voua un culte. Dionne Warwick chanta «Quand On A Que L’Amour », traduit par « If We Only Have Love » ; Dusty Springfield, «Ne Me Quitte Pas”, “If You Go Away”. La liste est encore longue. Rien de cela n’est surprenant et l’on peut en tirer la leçon suivante : ce qui importe pour s’exporter n’est-il pas la force du message, la puissance des mots plus qu’un son ? Trop d’artistes méprisent aujourd’hui la langue française, ou bâclent leurs textes. La raison : pour être écouté dans les pays anglo-saxons il faut chanter dans la langue anglaise, d’ailleurs pour être écouté dans le monde entier. L’anglais est l’esperanto. Un carcan obligatoire pour raconter des histoires et retranscrire des sentiments.
Il s’avère qu’une chanson écrite en français s’adresse d’abord à un public susceptible de comprendre cette langue, et celui-ci demeure considérable. La population française compte soixante millions de personnes. On prend en compte les nombreuses communautés francophones au Canada, au Maghreb. Le français est enseigné à peu près partout dans le monde. Un nombre non négligeable d’auditeurs existe. Pourtant, on ne peut contredire le fait que la musique rock est traditionnellement chantée dans la langue anglaise. N’est-il pas vrai que ce type de musique a tendance à être plus progressiste que conservateur ? Doit-on sous couvert de l’existence d’une coutume, respecter celle-ci et ne pas briser les règles et prendre des risques ?
La clarté des messages, la précision de l’idée font de Jacques Brel l’exemple parfait de la théorie philosophique de Bergson sur le langage. Il mettait l’artiste à part dans la société et le considérait comme le seul capable de définir précisément ses sentiments. Tous les autres humains ont des intuitions et n’en retranscrivent qu’une vague idée, car le langage est imprécis et désigne des idées générales.
« Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. »
Bergson. Le Rire.
De nombreux autres philosophes abordaient le thème du langage par le biais de la traduction, en expliquant que celle-ci est par définition impossible car deux langues expriment deux points de vues différents et de simples nuances qui apparaissent comme des détails sont en fait des fossés gigantesques. Il n’est pas choquant que les clients français consomment de la musique écrite en français, même si sa qualité est jugée par l’opinion inférieure. Un des buts de l’art comme vecteur est sa faculté à nous toucher, et il faut qu’il le fasse de la manière la plus percutante possible. A moins d’acquérir une parfaite maîtrise de la langue anglaise, il est logique qu’on aura plus de repères à l’écoute d’un texte de notre langue natale. Mais ce n’est pas pour autant évident. Il arrive qu’un son, un visage, un mot venant d’un continent différent nous touche et il faut avouer qu’on ne sait pas entièrement pourquoi.
Un artiste français qui écrit en français a bien plus de mérite que s’il écrivait en anglais et ce quel que soit le genre musical. Il n’a pas peut-être pas plus de talent, bien entendu mais il se montre cohérent, il évite probablement de très nombreuses et agaçantes fautes de syntaxe. Il se donne les moyens de traduire de manière plus juste, et donc forcément plus spontanée, ses propres sentiments. Réfléchir en anglais si la langue maternelle est française est réellement vain, du point de vue artistique en tous cas. Des chansons en anglais écrites par des français ont un seul intérêt : celui du collage. On récupère du matériau et on essaye tant bien que mal de lui donner une forme et un sens.
Si l’effort de qualité du français pour s’exporter se doit d’être supérieur à l’effort de qualité de l’anglophone, c’est simplement parce que notre langue a mûri sous la plume de très grands auteurs. On sait donc à quel point il faut la tailler, la sculpter, et on sait la grâce que cela nécessite. On a conscience qu’elle contient des nuances infinies et que comme l’esprit français, elle se tord dans tous les sens et se contredit. Elle a dicté la Déclaration des Droits de L’Homme et du Citoyen : solennelle, révolutionnaire, puissante. Extrêmement sensible pourtant. Elle est comme une foule désabusée, en colère et violente, qui frappe à la porte du cœur avec un tronc. Avec l’œuvre, la voix et les gestes de Jacques Brel, celle-ci se fracture allègrement.

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