Au cours des 20 dernières années de ma vie, j’ai dessiné des milliers de lettres. Des dizaines de milliers de lettres, peut-être. Des A, des P, des U, des G, des rondes ou des carrées, des pleines ou des bâtons, je les ai toutes côtoyées quasi quotidiennement. D’abord quelques-unes, sur les bancs de l’école et dans le métro. Puis c’est devenu pathologique. Au téléphone, sur un coin de nappe, sur un sac, une veste, un frigo. Sur mon sous-mains au boulot, dans la rue, seul ou en groupe, sur du papier, un mur rongé, un tee shirt sexy, une cuisse dénudée. J’ai commencé par les vouvoyer poliment, aujourd’hui je leur tape sur l’épaule. Après 20 ans de cohabitation quotidienne, les lettres et moi, on entretient désormais des relations privilégiées. Et je les trouve fascinantes. Chacune a une personnalité, un tempérament qui lui est propre. C’est pas juste des outils pour former des mots qui forment des phrases, c’est pas juste les éléments de base de l’écrit et du langage. Non. Les lettres, pour ce qu’elles sont, dans leur graphisme, leur ossature, disent des choses. Elles te parlent avant même que tu les prononces. Suffit de regarder. De s’attarder, de décortiquer. De laisser ton œil glisser le long de leurs lignes, de leurs courbes. Alors ton regard s’imprègne comme un buvard de leur forme et là , elles prennent une autre dimension. Il y en a certaines, le « E », le « S », le « A », elles se sont dévoilées sous mon crayon dès le début, avant même que je sache ce que j’allais bien pouvoir leur demander. Elles m’ont fait confiance d’entrée de jeu, alors que je n’étais qu’un novice, en me livrant direct les clés de leurs petits mystères. Celles-là , je les aime à jamais et je les bichonne sans relâche lorsque je les tiens au bout de mon crayon ou de mon cap. Chaque fois que je fais un graffiti, j’espère les retrouver sur mon chemin. Elles m’ont conquises et c’est sans doute un peu grâce à elles que j’ai tenté d’approcher les autres aussi. Et puis il y en a d’autres, le « F », le « H », le « L », qui sont carrément réfractaires. Qui ne se livrent pas. Farouches. Hostiles. Lunatiques. Alors il faut les apprivoiser, patiemment, année après année. Les titiller, aller les chercher, les faire plier un peu, puis un peu plus, les torturer parfois pour qu’elles te donnent un peu de ce que tu veux. Tu les dessine une fois, deux fois, dix fois, cent fois, en espérant qu’un jour, tu vas débusquer le lièvre. Tu sais qu’il est là , tapis derrière le bosquet. Mais par facilité il faut aussi admettre que tu les esquives souvent pour travailler avec ton « E » et ton « S », qui font pas tant de chichis. Alors elles t’en veulent et ça ne fait que les éloigner encore plus de toi, à les rendre plus méfiantes encore, plus dures à apprivoiser. Les lettres me fascinent. (extrait de Blackbook, Woshe, éd. Alternatives, 2005)