About Me
Avec son corps en vrac et ses fêlures, Zouc a choisi de faire rire. La maladie l’a éloignée de la scène. Ce site lui est dédié.
Le 13 décembre 1984, le journal Le Monde publie une interview comme probablement nul(le) artiste établi(e) n’en a plus jamais donné depuis, une interview comme d’ailleurs nul(le) journaliste n’aura osé en conduire depuis. L’artiste s’appelle Zouc, la journaliste, Marguerite Duras. Deux femmes époustouflantes de crudité, de liberté et d’amour se parlent, de c--ur à c--ur, de corps à corps… on ne sait trop. Au sommet de sa carrière, Zouc se contrefiche de son image, elle n’a peur de rien et surtout pas d’échanger à visage découvert les peurs multiples qui l’assaillent comme on échange des recettes de cuisine.
Zouc est alors une immense star de la scène et du rire. Elle fréquente les plateaux de télévision. La France entière connaît la palanquée de personnages déglingués qu’elle charrie dans ses fourgons, Mme Fonalmeun, l’aide ménagère, la jeune fille enceinte, la grand-mère, jusqu’à cette si « gen-tille petite four-mi ». Au lieu d’assurer gentiment son plan de communication, Zouc raconte son expérience de la folie et finit par se comparer à du « steak haché suspendu à une corde à linge par jour de grand vent ». Elle nous dit, en somme, que son corps est de la viande et que ses mots, son rire, sa voix, sa musique surgissent de cette viande-là ! Duras en est estomaquée. On les devine toutes les deux, on les voit, on les touche, c’est bouleversant.
Il y aurait là le sujet d’un film ou d’une pièce de théâtre, à quelque chose près. Un peu comme les entretiens de la même Zouc, probablement en 1974, cette fois avec Hervé Guibert, journaliste, écrivain et photographe, sont devenus la matière d’un livre et de la pièce de théâtre Zouc par Zouc, que se coltine ces jours-ci, avec un sacré courage, la comédienne Nathalie Baye. Qu’est-ce qu’ils sont venus chercher là , auprès d’elle, qu’ils ne savaient pas, les Hervé Guibert, les Marguerite Duras ou les Nathalie Baye, pour ne citer qu’eux… ? Un miroir sans doute ! Oui, mais un miroir qui montrerait quoi ? Un tout petit peu de leur vérité. Marguerite Duras écrira là -dessus : « On peut s’approcher de Zouc, mais on ne saura jamais clairement… Il faut la laisser libre de nous. »
Autant le dire avant de poursuivre : en dépit des rumeurs, Zouc n’est pas morte. Elle n’est pas davantage enfermée dans un établisse ment psychiatrique. Née en Suisse, dans le canton de Berne, à Saint-Imier exactement, le 29 avril 1950, elle a aujourd’hui 56 ans. Elle vit pour l’instant du côté de Neuchâtel, avec son compagnon et ancien régisseur. Son dernier tomber de rideau remonte au 29 avril 1989, le premier date probablement de l’été 1970, c’était à la Vieille Grille (Paris), où elle rencontre aussitôt le succès. Zouc n’est pas une artiste maudite, elle ne l’a jamais été.
En 1997, elle est opérée d’une tumeur au sternum. Au cours de cette intervention, son organisme est infecté par staphylocoque doré multirésistant. A partir de là , sa vie bascule dans un enfer de chaque jour. Au fil de multiples opérations, elle perd la plus grande partie de son sternum et trente pour cent de ses côtes. Elle ne peut plus vivre sans assistance respiratoire, du moins la nuit, ni sans morphine. Elle ne reçoit pas de journalistes ni n’accorde d’interviews. Avec un luxe de précautions inouï, elle accepte d’échanger quelques mots au téléphone. Une fois, pour dire d’une voix séraphique : « Mais c’est que je suis maintenant comme un poussin ! » Une autre fois, elle insiste pour dire que si quelqu’un mérite un portrait c’est Nathalie Baye, certainement pas elle : « Elle m’a sortie de la nuit ! J’étais comme morte, dans un trou ! » A quoi Nathalie Baye, superbement élégante, répond : « Le miracle, c’est elle ! Quoi qu’il advienne avec ce texte, je m’en fous, je le mets dans la lumière. Moi, je ne veux être que la passeuse de cette histoire ! »
Elle a peut-être commencé comme ça, l’histoire de Zouc : par un vagissement dans la nuit resté sans réponse, quelque chose de primitif et d’interminable qui donnerait à peu près ceci : « Mmmmannnnn… » Et puis les années ont passé. Entre-temps, Zouc est devenue une figure, une célébrité. Imaginons cette fois, face à nous, une scène de théâtre toute simple sur laquelle est posée une chaise toute simple avec une femme en noir, elle. « Une chaise avec une femme en noir », comme le titre d’un tableau, par exemple. Cette femme sans âge est encombrée d’un corps en vrac, mal fagoté dans un sac, elle a toujours eu de la honte avec ce corps qui la tarabuste et la sépare des autres. Moitié vieillarde, moitié nourrissonne, alternativement cruche et rouée, paysanne, bûcheronne, vicieuse et capricieuse, triviale et dantesque, exhibitionniste et archaïque, mais plus que tout amante d’autrui, elle pousse encore et encore ce même vagissement, elle le chante, elle le gueule, tout en tordant sa figure avec ses doigts, comme si elle venait de tomber d’une toile du peintre Francis Bacon, « mmmannnnnnn… » Dire qu’elle appelle sa mère relève de la paresse, elle n’appelle rien du tout, Zouc est simplement « ça », sur la scène, sous toutes les formes possibles, « mmmannnnnn » ! Elle parle un langage d’avant le langage qui vient directement percuter notre inconscient.
Déjà enfant, Zouc faisait rire. Elle est de ces gens qui viennent au monde de travers et qui s’en font un métier du mieux qu’ils peuvent. Un fil est tendu devant eux, on ne sait trop par qui, ils s’y précipitent et puis voilà que les uns tombent tandis que les autres se maintiennent. Zouc est souvent tombée de ce fil. Maintes fois elle a disparu de la scène et de la ville, ce qui pour elle revenait à peu près au même. Elle n’a jamais appris la différence entre ces deux mondes-ci. C’est d’ailleurs pourquoi elle conclut l’un de ses derniers sketchs en hochant sa grosse tête avec une lourde perplexité : « Quand même, j’ai pas rien compris à rien ! » Comment ne pas songer ici au grand clown Adrien Wettach, mieux connu sous le nom de Grock, un Suisse lui aussi, faisant le tour de la piste, un violon miniature à la main, en répétant : « Pourquoi ? » S’il est une chose en tout cas qui a beaucoup manqué dans la compréhension du personnage de la non moins grande Isabelle von Allmen, mieux connue sous le nom de Zouc, c’est l’idée tout petite, absolument banale, qu’une femme pût être elle aussi clown.
Daniel Conrod