QUI A TUE ELVIS ?
par Nikola Acin
Parution août 2007
Editions Autour Du Livre
Collection Les Cahiers Du Rock
Les Cahiers Du Rock
Il fait froid. L’air conditionné baigne de son atmosphère glaciale la chambre drapée de velours noir dans laquelle les rayons du soleil ne pénètrent jamais, pas plus que l’implacable canicule qui règne en ce mois d’août. Il est une heure trente de l’après-midi et Ginger Alden se réveille d’un sommeil lourd, aidé par de puissants somnifères. Elle téléphone brièvement à sa mère depuis le lit avant de se lever tranquillement. Voyant la lumière allumée dans la salle de bains, elle se dirige vers la porte derrière laquelle se trouve l’homme dont elle partage la vie depuis quelques mois. Avec un léger tremblement d’inquiétude dans la voix, elle l’appelle.
« Elvis ? Tu es là ? »
Non, il n’est plus là . Memphis, 16 août 1977. Il ne reste d’Elvis Presley qu’une dépouille à moitié nue, le visage noyé dans une mare de vomi, la bouche ouverte, la langue à moitié tranchée par sa mâchoire déjà rigide. Ainsi est mort un homme de quarante-deux ans qui a changé le monde, aussi démesuré dans l’indignité de son trépas que dans la flamboyance du destin qu’il s’était choisi.
Car le corps difforme et sans vie qui gît sur le carrelage n’est déjà plus celui du King. D’ailleurs l’avait-il jamais été ? Et si Elvis Presley, l’artiste le plus célèbre de son siècle, n’avait été qu’une sorte de golem, une créature invoquée, conçue et déifiée par une époque en mal de mythe ? L’atroce conclusion de deux guerres mondiales, l’abomination de l’holocauste et la menace de la destruction finale par la fission de l’atome avaient balisé la première moitié du vingtième siècle comme autant d’arrêts d’un train menant directement l’humanité à sa perte. L’Homme avait repoussé les frontières de la cruauté avec l’horreur nazie et découvert le moyen de détruire l’essence même de la matière avec l’arme nucléaire. L’avenir de l’humanité n’avait jamais paru si sombre qu’en ces années d’après-guerre, durant lesquelles l’occident vivait un rêve futuriste où la dictature de l’optimisme avait un goût de mensonge. Alors, confusément, l’époque a appelé à l’existence d’un libérateur sur lequel projeter ses rêves et Elvis est apparu.
La fascinante multiplicité de la figure culturelle d’Elvis Presley a contribué à sa gloire, mais elle a aussi noyé l’être humain et l’artiste sous un fatras de fantasmes et d’imagerie kitsch. Qu’on le prenne dans un sens ou dans l’autre, on peut lui trouver toutes les qualités et tous les défauts. Vulgaire et gracieux, noble et médiocre, réactionnaire et innovateur, lubrique et pieux, Elvis fut tout pour tout le monde et, au final, rien pour lui-même. Jamais on ne se préoccupa de ses aspirations artistiques, sauf durant de brèves périodes de studio ou sur scène où, tel un de ces animaux en cage si chers au Colonel Parker, on le laissait exprimer son talent durant un tour de piste avant de lui remettre les fers aux pieds.
Quand celui qui fut le King laisse partir son dernier souffle, un doute se met à planer. Elvis a-t-il vraiment existé ou fut-il un produit de notre imagination, une page blanche sur laquelle tous nos fantasmes collectifs se sont projetés et se projettent encore ? Et s’il n’a existé que dans nos imaginations, peut-il mourir ? Tel un Lazare banané, le voilà qui surgit régulièrement ici et là comme une icône à la fois culturelle et quasi-religieuse, une figure symbolique à multiples usages et un pictogramme instantanément reconnaissable, à l’instar de Mickey Mouse ou Superman, infiniment réutilisé. Alors que trente ans nous séparent désormais de la date de sa mort officielle, les questions hantent les esprits : pourquoi Elvis est-il mort ? Et directement ou indirectement, quelqu’un ou quelque chose l’a-t-il tué ?
Car si tout le monde s’accorde à reconnaître que la consommation proprement inimaginable de médicaments en tous genres a eu raison de la santé physique (et probablement mentale) d’Elvis, et que son corps l’a tout simplement abandonné ce 16 août 1977, deux jours et dix-neuf ans après la mort de sa mère, ce constat n’est pas suffisant. Peut-être parce qu’on cherche toujours un coupable pour la mort d’un être aimé, l’explication de l’arrêt cardiaque, de l’overdose ou du simple délabrement physique ne convainc pas grand monde. Peut-être aussi parce qu’il y a des tas de façons de tuer un homme. Et la plus pernicieuse est de lui ôter le goût de la vie. Quiconque consultera l’un des innombrables recueils de souvenirs, biographies et livres théoriques comprendra vite à quel point l’existence d’Elvis a été pourrie par des choix malencontreux, des hésitations malheureuses, des veuleries coupables, des exploitations minables et des trahisons honteuses. Depuis les turpitudes et les manipulations du Colonel Parker, son second Pygmalion après Sam Phillips, jusqu’aux bouffonneries de ses hommes de main, garde rapprochée dont l’unique activité a été, durant un quart de siècle, d’obéir au doigt et à l’œil à leur employeur, en passant par les médecins douteux, Elvis s’est entouré d’une foule d’individus qui dépendaient de lui pour vivre et qui l’ont dévoré.
Et si le King avait décidé de commettre ce que son garde du corps Red West a appelé « le plus lent suicide de tous les temps », en se laissant progressivement mourir ? S’il s’était laissé mourir, lentement, inconsciemment, enfermé dans Graceland, incapable de vivre une existence normale et jouissant comme un pacha d’une opulence exorbitante ? Les raisons de ce désespoir sont foison : son isolement dans une tour d’ivoire où il régnait en monarque absolu ; le deuil de sa mère, jamais achevé ; sa dépression irrémédiable lors du départ de son épouse Priscilla ; l’étourdissement mental qu’a représenté le concert « Aloha From Hawaii » ; son détachement de la réalité et son addiction aux substituts de morphine qui ont fait de lui un toxicomane de la pire espèce, celle qui nie sa dépendance ; sa situation financière désastreuse après un nouveau coup bas du Colonel. Tout ceci aurait mené le plus fort des hommes vers la mort, voulue ou non. Et Elvis était loin d’être le plus fort des hommes. Ce jour-là , son corps n’a fait qu’abandonner une lutte déjà perdue sous l’acharnement de son propriétaire à le faire plier. Les plus proches d’Elvis Presley, sans nier le désespoir qui le rongeait, sont convaincus que s’il avait voulu se suicider, sa vanité l’aurait poussé à donner à l’acte un peu plus de décorum. Mourir à moitié nu devant ses toilettes, recroquevillé sur lui-même dans une mare de vomi et de merde, non, ça ne lui ressemblait pas.
Les choix qui ont élevé Elvis au-dessus du reste des hommes sont également ceux qui lui ont brisé l’âme au-delà de toute réparation. Comme chez tout un chacun, le chagrin, la joie, l’exaltation, la méchanceté, la bassesse, la générosité, la grandeur d’âme, la tentation et la rédemption sont présents chez Elvis. Sans doute dans de plus grandes proportions qu’ailleurs, il est vrai. C’est même en cela qu’il mérite qu’on se consacre à lui plutôt qu’à d’autres. Mais il n’en fut pas moins un homme ordinaire pour autant. Blancs pauvres du Sud, les Presley cumulaient les offenses à la modernité affichée d’une Amérique faisant du vingtième siècle son domaine exclusif. Et pourtant, dès l’instant de son apparition, Elvis hurle à la face du monde sa modernité à lui, l’arrogance de sa maîtrise d’une époque qui vient à peine d’éclore et dont il se déclare déjà le patron. C’est visible, manifeste, évident, dès ses premières apparitions télévisées dans l’émission des frères Dorsey : tous les gens qui l’entourent ont l’air de sortir de films muets, seul Elvis a l’air naturel, spontané, vrai. En un mot, vivant.
Peut-être que c’était ça, sa différence : Elvis était plus vivant que les autres.
En découvrant Elvis sans vie, la langue à moitié tranchée par sa mâchoire désormais rigide, le visage déjà bleuté, Ginger Alden pousse un cri effroyable. En quelques instants, Graceland est traversé par un frisson de panique. Pour le Q.G. du King comme pour le reste de la planète, les choses venaient de changer pour toujours.
Elvis Presley était mort.