About Me
Tous les textes de cette page hommage sont tirés de Dans la chambre du pornographe, roman de Jean Billeter (Editions Jacqueline Chambon, 2005)
Quand on fricote avec le diable, on finit brûlé.
Tout le monde sait ça.
À l’asile du Jura, à Ballaigues, les premiers cahiers de dessins de Louis Soutter servent à allumer le poêle du réfectoire (aujourd’hui, le moindre croquis vaut dix mille francs suisses). Il faut la théâtrale intervention de Giono, en voyage de noces à Vallorbe chez des cousins piémontais, pour que cessent ces autodafés.
Il n’empêche, la moitié de l’œuvre a brûlé.
Les Morgiens l’appellent le fou.
Ou le pornographe.
Ou l’Anglais, à cause de son accoutrement.
Dandy famélique, échalas à la Giacometti, raide comme un souverain destitué, Louis Soutter porte été comme hiver un costume Prince de Galles, un melon lilas pommelé, des gants beurre frais et des bottines à boutons. Adepte du baisemain et des civilités, il se met en rogne quand, invité à dîner, il s’aperçoit que les couverts avec lesquels il mange ne sont pas en argent mais seulement argentés. À l’asile de Ballaigues où sa famille le fait enfermer en 1923, il ne veut fréquenter que des gens cultivés. Il achète ses cravates à l’Albion House, un magasin anglais de luxe à Lausanne, celles qu’on trouve dans les grands magasins étant, dit-il avec l’arrogance de celui qui n’a réussi nulle part (et certainement pas dans les chemins de fer suisses), tout juste bonnes pour les cheminots.
« Il n’y a pas que le melon violet », écrit Jean Giono, l’ami infidèle. « Il y a Sardanapale en Suisse, Sardanapale chez les pasteurs. »
Il maintient sa maigreur par une alimentation ré-duite à l’extrême, déclarant qu’il doit encore maigrir de 14 kg pour bien jouer du violon. Il lui arrive de passer trois ou quatre jours sans manger. Le reste du temps, il grignote du maïs et du lard grillé. Il note son poids au dos d’un dessin : 49 kg 100.
En plus, il pisse au lit.
Le témoignage des larbins est formel.
(Lorsque vous mouillez votre lit, d’abord c’est tiède, puis ça devient froid.)
Quand les hôtes chez qui il s’est invité lui font comprendre qu’il est devenu indésirable, il retourne à l’asile d’où il s’est enfui – souvent ramené entre deux gendarmes. Il ne manque pas en partant de voler un bijou, un costume ou de l’argenterie. Il laisse un dessin en souvenir, qu’on s’empresse de jeter à la poubelle dès qu’il a le dos tourné. Parfois, une mère de famille attendrie accroche le dessin au mur mais elle ne le laisse jamais longtemps, ça fait peur aux enfants.
Bref, Louis Soutter est sur la mauvaise pente…
Il commence par voler, puis il devient pisseux et finalement il est enfermé chez les fous.
Tout commence bien pour Louis Soutter. Il voit le jour à l’hôpital de Morges le 4 juin 1871. Les auspices ne peuvent être meilleures : il n’a nulle infirmité et comme benjamin, il échappe à la malédiction des premiers-nés mâles. C’est Albert, l’aîné, arrivé deux ans plus tôt, qui est destiné à devenir apothicaire et ivrogne. La petite dernière, Jeanne, vient cinq ans plus tard. Son père possède une villa de style florentin au milieu d’un grand parc. Sa mère est la cousine de Georges Jeanneret, le père du Corbusier. Professeur de chant à l’Ecole Supérieure de Jeunes Filles de Morges, elle donne des réceptions où elle chante accompagnée par un petit orchestre. Sous des dehors affables, elle dissimule à grand peine un caractère dédaigneux et cassant ; il suffit de regarder sa petite bouche sévère, la raie stricte de ses cheveux relevés en chignon et ses minces épaules osseuses en dépit de la tiédeur des fourrures, l’illustration parfaite de cette bonne bourgeoisie suisse, fière d’elle et persua-dée de détenir la vérité.
Une enfance sans histoire, un petit monde chatoyant, un Paradis fait de baignades avec un petit costume marin dans l’eau bleue et fraîche, de leçons de violon, de cerises maraudées, de promenades à bicyclette sur des chemins forestiers, de perspectives lacustres, de visages souriants et de vieilles tantes appuyées sur leurs cannes qui apportent de luxueuses boîtes de chocolats. Albert joue de la flûte, Jeanne et sa mère du piano, Louis du violon. Jeanne veut être infirmière dans quelque région perdue de l’Asie des famines, Louis un flibustier célèbre (il vient de terminer L’île au trésor) ou un aventurier comme son grand-oncle, le Général Johann-August Sutter. Ces deux-là , malgré la différence d’âge, sont toujours fourrés ensemble. Louis est ensorcelé par la beauté de Jeanne, la déchirante pureté de son visage. Enfant, elle a déjà cette grâce trouble, ce charme changeant, insidieux, bouleversant, si loin de la banalité des fillettes simplement mignonnes.
Soixante ans plus tard, à l’asile, Louis Soutter évoque les siens dans un dessin : La Sainte Famille 1932, condamnée, au dos duquel il ajoute : Une mère, un fils infirme, un fils aîné vigoureux, une fille impudique.
Le constat est amer. Père absent, en dépit d’une avantageuse moustache à la Napoléon III, mère toute-puissante, frère alcoolique enfermé à l’asile, sœur devenue cantatrice, trop belle, trop libre, qui scandalise cette petite ville puritaine en entretenant une liaison avec un homme marié et finit par se suicider.
Il commence ses études au collège communal de Morges, section scientifique. Il n’a peut-être pas de très bonnes notes de conduite mais il brille dans toutes les matières. Il joue au football, quelques années plus tôt, de jeunes Anglais qui étudient au pensionnat de la Longeraie ont importé ce sport et fondé le Forward de Morges. Il a une grâce un peu féminine, un visage poupin, des mains fines. À ses moments, il peut se montrer enjoué, drôle et un tantinet dragueur, il plaît aux filles, leur envoie des lettres agrémentées de dessins qui laissent déjà entrevoir qu’il a un don pour ça. Mais, il a aussi ses démons, ses périodes d’intense tristesse, il marche alors les épaules voûtées, les pieds en dedans, comme un simple d’esprit.
« Déjà absent », note René Auberjonois, son condisciple, « séparé de la vie, quêtant des présences. Très tête de mort… »
En 1890, il entre à l’école d’ingénieurs de Lausanne et s’inscrit à la Société d’étudiants de Zofingue. Il change de voie et suit les cours de l’Ecole d’architecture de Genève avant de choisir la carrière de musicien.
En 1892, il part au conservatoire royal de Bruxelles étudier le violon avec Eugène Ysaye. Il se lie avec d’autres étudiants, des musiciens, Mathieu Crickboom, Stanley Moses, Jean Ten Have, des peintres de la Libre Esthétique et du Groupe des XX, James Ensor, van Rysselberghe et Félicien Rops.
Pour l’heure, tout va tellement bien qu’il rencontre un beau jour Madge Fursman, une Américaine belle, jeune et riche, avec de surcroît une voix à détacher Ulysse de son mât.