CULTURE CONTRE CULTURE :
Processus de médiation et déconstruction de l..autonomie :
Le cas du mouvement tekno en France, entre 1993 et 2003.
1990, l..acid-house déferle sur l..Angleterre. Des collectifs organisent des raves parties clandestines et des coups d..éclat comme au festival de Castelmorton . Confrontés à une Loi interdisant les musiques dîtes « répétitives », le système-son Spiral Tribe poursuit l..aventure vers la France et l..Europe.
Dès 93, il propage l..ambiance des raves gratuites vers Paris et Montpellier. Des collectifs émergent dans leur sillage. Cette même année, ils organisent ensemble le premier teknival. En 95 le label indépendant Kanyar décide d..impulser un fanzine internet : le premier média d..information tekno est né.
Cette même année, une circulaire interministérielle fait état d..une situation sanitaire alarmante, mais elle reste imprécise et amalgame parfois les soirées légales et clandestines. Bien que repérés, collectifs et fêtards bénéficient encore d..un temps d..avance. D..arrêté préfectoral en rapport sur la toxicomanie, la tekno inquiète tandis que la facette techno légale commence à bénéficier de soutiens politiques.
Culture contre culture. Le terme free parties apparaît, le graphisme tekno s..affirme, la musique évolue, fêtes et collectifs se multiplient et leur public ne cesse d..augmenter. En 2002, Au terme d..un imbroglio politique parallèle à une véritable furia médiatique, une Loi interdit le rassemblement spontané autour de musiques dites «amplifiées ». Les acteurs tekno manifestent en vain ; l..année 2003 annonce-t-elle la fin d..une ère r[a]évolutionnaire ?
Du médium à la médiation.
En 93, les «forces unies de la tekno » [1] revendiquent l..autogestion d..un teknival «libre» et «secret». Oui d..accord mais quelle rapport avec les médiations, l..autonomie etc. ? Nous voici donc au point de départ de mon speech.
Il y..a d..une part ce que j..appelle l..activité tekno type, c'est-à-dire le fait de fréquenter les fêtes clandestines. Et d..autre part il y..a les activités tekno spécifiques, c'est-à-dire le fait d..être Dj, graphiste, jongleur, danseur ou fêtard : le fait d..être un acteur tekno. La combinaison d..acteur[s] et Activité[s] va générer ce mouvement informel et fragmenté, «cristal» [2]d..une masse en devenir ; un mouvement tekno «en soi» par son unicité, et «pour soi» par l..engagement de chacun au sein du collectif, du label, du clan ou de la fête.
Le medium, c..est l..interface, l..objet, le code, le véhicule permettant de faire transiter l..information : « Droit importée du modèle construit par Durkheim devant les totems, la médiation introduit entre le sujet et l..objet l..écran » - le médium - « à travers lequel ils se voient, et, à partir de ce décalage, permet de rapporter à des mécanismes sociaux souterrains ce que les acteurs attribuent à l..objet.» [3]
Emission/Réception : le medium c..est l..idée infinie des vecteurs/signes qui nous relient aux autres et au monde. Ce sont nos synapses, nos représentations, nos yeux et nos mains, nos claviers, nos ordinateurs et nos réseaux informatiques.. Ceux la même qui nous réunissent ici même. Entre vous et moi, s..instaurent des liens puisque nous communiquons via ce texte. On les expérimente à chaque fois que nous communiquons. Nous nous remémorons les informations transmisses par le passé. Ces transferts d..informations par médiums interposés, nous les nommerons médiations.
Il existe logiquement des liens similaires entre les acteurs du mouvement tekno. En effet comme toute activité sociale, l..activité tekno génère (et/ou requiert) un enchevêtrement de médiums spécifiques ; des code graphiques pour les flyers et les logos, des supports musicaux joués au moyen de platines vinyles et de machines live, et encore les totems sonores déversant les décibels, les corps dansants et la jouissance. Il y..a aussi les slogans qui résonnent dans les esprits, de DIY à Forward the Revolution . Et sont aussi les modes comme les piercings et les vêtements de couleurs sombres. Cette chaîne ininterrompue de procédés techniques et organiques, envisageons la comme une matrice [de médiation] ; une matrice de sens, celle par laquelle nous ressentons les autres, celle par laquelle le mouvement se génère et se structure.
En tant qu..acteur tekno, chacun(e) est simultanément objet et sujet. Objet car émetteur/transmetteur d..une culture tekno qui pourtant nous préexiste et nous survivra sans doute ; une culture que l..on s..approprie, à laquelle on appartient sans pour autant la posséder. Sujets nous sommes, car initiateurs et expérimentateurs de nos propres réinterprétations éthiques, esthétiques, chorégraphiques, introspectives ou communicatives.. En bref : objets et sujets de nos modes de vies.
Culture contre Culture : individualités emphatiques et solidarités claniques s..agencent dans un fracas de décibels. La bizarrerie du son tekno vis-à-vis des productions mainstream , l..illégalisme des occupations de terrains privés, les normes teknoïdes de consommations psychoactives : qu..advient-il lorsque ce mouvement atypique en pleine effervescence se révèle aux autres, aux médias, à l..Etat ?
Des médiations sont extériorisées hors du mouvement, comme lorsqu..une sonorisation audible par le voisinage engendre une plainte en gendarmerie. L..objet de la plainte devient le sujet de l..intervention. Des médiations sont également internalisées par le mouvement, comme lorsque l..objet du texte de Loi interdisant ces fêtes, devint le sujet d..une vive controverse parmi les acteurs tekno. Cette dynamique conflictuelle va influer sur l..évolution de la scène tekno sauvage.. Avec les conséquences que l..on connaît.
Secret et autonomie.
Aussi, il semble logique de questionner le secret [en tant que concept] évoqué sur le flyer du premier teknival en 93. Basons nous sur cette citation de G. Simmel : « Dès lors qu..un groupe [..] prend le secret comme forme d..existence : le secret détermine désormais les relations réciproques de ceux qui le détiennent tous ensemble.» [4]
Le détenir tous ensemble c..est conserver le trésor de guerre, puisque la raison pour laquelle le secret existe est précisément pour exister... En étant, il obtient sa raison d..être. En cela, le secret est un concept absolu, contrairement à celui de liberté ; il peut être expérimenté absolument. Bien sûr, le secret est aussi un instant fragile puisqu..il peut être dévoilé.
Mais le point central ne se situe pas dans cette limite. Ce qui compte c..est que le groupe faisant de l..autonomie sa raison d..être, doit protéger son secret à tout prix. Pour Simmel, seule la maîtrise des corps et des mots, les pratiques stratégiques de l..invisibilité, peuvent protéger le secret de ceux qui recherche l..autonomie.
Puisque révélé, le mouvement tekno accuse son manque d..opacité. A ce propos, l..enquête menée pour les besoins du mémoire révèle que les impératifs d..invisibilité ont très peu été diffusés via des textes ou des flyers informatifs. Cette autoprotection tacite s..éloigne de la rigueur propre à toute société secrète, ne pouvant «permettre à ses membres de perdre la conscience claire et forte qu..ils forment justement une société [secrète]». Il semble donc que la confidentialité initiale des activités et mouvement tekno est donc la résultante plus contextuelle que structurelle de leur marginalité. Il est alors préférable d..évoquer des zones tekno temporairement autonomes, plutôt qu..une société secrète tekno opérationnelle.
Effectivement, le projet du mouvement tekno clandestin adhère au situationnisme libertaire de TAZ. [5]Pour Hakim Bey, l..autonomie est contextuelle, tributaire de ceux qui recherchent tels des « sourciers », les microcosmes géographiques, sociaux ou imaginaires propices à l..épanouissement en Zones Autonomes Temporaires. Cette capacité à repérer les fissures inexploitées du corps social, permet l..invisibilité sans nécessiter la formalisation du secret. Cependant, une fois dévoilée, la TAZ « va disparaître » et « doit disparaître» afin de «resurgir ailleurs», une fois modifiée et donc à nouveau invisible. Ainsi, la forme sociale TAZ intègre et accepte (induit) la déconstruction future de son autonomie.
Dans ce cas, la massification des TAZ tekno a-t-elle accéléré ce processus ? Notons que le nombre croissant d..acteurs séduits par ces fêtes souligne un processus d..attraction populaire conduisant à l..organisation d..évènements d..importance. [6] A contrario un processus gradué de répulsion institutionnelle va, en niant la légitimité des free parties, engendrer sa légalisation. Trop visible.. Confrontée à la spécialisation de l..arsenal étatique, la puissance contestataire de la masse tekno devient désuète et le mouvement doit se soumettre. Ajoutons à cela une négation mass médiatique unanime de la légitimité d..un mouvement tekno émancipé. Les 4 mass médias testés pour l..enquête ont en effet transmis une dévalorisation des capacités d..autogestion teknoïde [7] , allant crescendo en 1993 et 2003.
Perspectives ?
Sarkoval ! L..injure est lacée.. Le collectif des sound systems tente de recoller les morceaux.. Mais au final, c..est l..essence même de la fête sauvage qui a été modifiée. Le temps démesuré du teknival est réorganisé au profit d..un cadrage strict du teknival légal à des dates bien définies. L..organisation spatiale chaotique des fêtes sauvage est restructurée en un espace linéaire. Cela montre évidement la substitution de l..imagination populaire initiale par un imaginaire institué hors du mouvement ; cette gestion étatique tutélaire entérine l..accession d..un mouvement autogéré vers son hétéronomie. Et ceci n..est pas sans effets sur nos modes de représentation, lorsque s..effrite notre foi en une possible autogestion de notre propre mouvement. Cette crise a été confirmée par le constat sceptique du fondateur de Kanyar lorsqu..il décida de mettre un terme à l..activité du website dès 2002..
Reprenons : l..histoire mouvement tekno s..articule entre 1993 et 2003 autour d..un temps autonome de création d..activités et d..imaginaires populaires, auquel s..est progressivement substitué un temps hétéronome de création d..activités et d..imaginaires institutionnalisés. Si la «société secrète» ne peut-être une « communauté instinctive » [8] , le mouvement tekno s..apparente justement à une «communauté émotionnelle» [9] axée avant tout sur la «primauté de l..ambiance», et donc peu préparée au conflit mis à jour. Est-ce là le propre d..une « tragédie» [10] frappant à coup sûr toute entité culturelle visant sa propre émancipation ? Vaste débat.. la question mérite d..être posée.
Mais après tout, qu..est-ce que l..autonomie ? Est-ce simplement la liberté d..agir, ou le plaisir de sentiments, de sensations ressentis ? De l..enthousiasme des néophytes découvrant le teknival légal, au dégoût des anciens crachant sur le « Sarkoval », les dimensions éthiques d..autonomie et d..hétéronomie demeurent hautement subjectives. Par contre, on peut tout à fait tomber d..accord sur la perte indéniable des capacités d..autogestion du mouvement en terme organisationnel. De toute façon, ce constat franco-français n..est pas une finalité, car la piste du nomadisme tekno ressurgit ailleurs, au Canada, au USA et en Amérique du sud, en Afrique, vers l..Europe de l..est, plus loin..
Pour conclure brièvement, avançons que le degré de politisation et de stratégie détermine le degré et la durée de résistance de la TAZ. J..entend ici la politisation au sens large à l..instar du terme mouvement tekno, volontairement dépossédé de sa connotation politique usuelle. Alors l..autolimitation (que l..on retrouve chez des penseurs de l..autonomie comme Castoriadis ) apparentée en un sens à l..autodiscipline, permettrait peut-être d..atteindre ce but, cette utopie : la création d..espace-temps riche d..expérimentations culturelles et artistiques, prenant constamment en compte l..altérité, tentant d..anticiper ses réactions.
Non.. plus d..autarcies rigides et leur lot de déceptions ; repensons le secret et ses bénéfices, l..illégalité et ses dangers, la contre-culture et ses potentialités créatives.
G.
[1] En référence au texte du flyer annonçant le premier teknival français.
[2] Canetti Elias, Masse et puissance, Gallimard, Paris, 1996.
[3] Hennion Antoine, La passion musicale, Métailié , Paris, 1993.
[4] Simmel Georg, Secret et sociétés secrète, Sociologie, Circé, Strasbourg, 1991.
[5] Bey Hakim, TAZ (Zone autonome temporaire), l..Eclat, s.l , 1997, 90.
[6] On a compté 27 flyers d..invitation festive entre 93 et 96, contre 117 entre 2000 et 2003 .
[7] 6 articles et reportages ont été recensés entre 1993 et 1996, contre 86 entre 2000 et 2003. La question suivante a été posée à un total de 123 articles et reportages, fragmentés méthodiquement en « unités d..informations » : Dans quelle mesure ce que l..on apprend ici, valorise ou dévalorise, favorise ou défavorise l es capacités d..autogestion du mouvement tekno ?
[8] Georg Simmel, Op. Cit.
[9] Maffesoli Michel, Le temps des tribus (Le déclin de l..individualisme dans les sociétés postmodernes), La Table Ronde, Paris, 2000.
[10] Simmel Georg, La tragédie de la culture (Et autres essais), Rivages, Paris, 1988.