Orange Odyssée

Hadrien PANELLI et Victor-Emmanuel BOINEM se rencontrent à une soirée vin blanc-raclette organisée à Mondorf-Les-Bains, le village natal de ce dernier. Des éléments collectés auprès d’une famille de débiles mentaux légers et d’amis aux cheveux tous plus gras les uns que les autres nous apprennent que Victor-Emmanuel fut dans le passé champion inter-provincial de karaoké plusieurs années d’affilées avant d’enregistrer, en 1987, un tube qui eut un certain renom dans les fêtes foraines au Luxembourg, Chantal, C’est Ta Fête Ce Soir, sous le pseudonyme de Mastic Désiré. Il est ensuite représentant à domicile en aspirateurs puis en encyclopédies sur le Gouda avant de se consacrer au grand projet de sa vie, la reconstitution de la Fontaine de Duchamp en bouchons de liège. Au plus fort de sa passion, il s’autorise un intermède culinaire et rencontre ainsi Hadrien Panelli, qui de son côté fut un des chauffeurs poids-lourd de charcuterie les plus qualifiés de sa génération : son permis en poche à quatorze ans (nous sommes dans l’immédiate après-guerre), il se met au travail directement et à vingt ans, on estime qu’il a déjà transporté plus de cent tonnes de mortadelle entre la Belgique et la Roumanie. Il est d’ailleurs arrêté deux ans plus tard pour contrebande et, dans un article retentissant paru dans la Gazette de Martelange , il affirme à l’aube de son procès être « un sauveur carnivore d’une Europe exsangue », voulant « donner à tous l’accès à la plus belle qualité de charcuterie » en un temps où les politiciens sont « de toute façon tous des bouchers ». De belles idées qui le mèneront à neuf ans ferme et une amende de trois cents mille francs. Peinant à rembourser l’État, il accepte une série de travaux d’intérêt pas très public dont chauffeur de Pierre Perret ou roadie d’Hervé Villard puis Franky Vincent. C’est sur la tournée « Saveur des Iles » de ce dernier qu’il rencontre Quentin REMI qui est chef électro et, accessoirement, bassiste dans le groupe conceptuel de trash métal bruitiste Eat Meat Shit Me dont la particularité est de disparaître au milieu du deuxième morceau de leur set et de jouer de leur instrument avec la langue (le guitariste Marvin Franckignoul est d’ailleurs l’ancien homme-tronc de la foire de Bruxelles). Une amitié forte se noue entre les deux hommes et Panelli promet à Remi de le contacter pour monter un groupe dès qu’il aura terminé de payer sa dette. A l’issue du souper vin blanc-raclette, comme la discussion s’oriente invariablement sur le sujet musical, Panelli trouve l’occasion trop belle et le groupe est enfin créé quelques semaines plus tard, le temps que Boinem désaoule. De débuts miteux (granges, camps militaire et bar mitsva chaotiques où Remi et son jeu furieux font fuir l’assistance) en suites pas plus glorieuses (un premier 45 tours « The Orange Theme » pressé à trente exemplaires, une apparition éclair avec Sandrine Corman à bord du bateau Télévie pour la réalisation d’une jingle pour la chaîne RTL, des critiques désastreuses dans la presse spécialisée malgré le soutien inflexible de Jacques de Pierpont qui les programme toutes les nuits vers trois heures du matin), Orange Odyssée écume la vague du succès sans jamais la toucher. Une matinée d’octobre 2003, alors que Quentin Remi a nécessité l’aide de ses amis pour la réparation d’un groupe électrogène dans la région de Dinant, le groupe reçoit une forte décharge électrique qui les paralyse durant trois heures. Lorsqu’ils reprennent leurs esprits, les trois camarades d’infortune perçoivent chacun une forte énergie et une ténacité positive traversant leurs veines. Faisant fi de l’avis des médecins, ils entrent en studio et enregistrent durant quatre semaines six mille titres d’affilée sans prendre une seule minute de repos, les ingénieurs du son se relayant à la table toutes les sept heures. De cette session ultra-prolifique sortiront deux quadruples albums désormais introuvables How Electricity Changed Our Minds et Electro Murders in Higher Seas, dont les derniers exemplaires s’arrachent aujourd’hui à plusieurs milliers d’euro sur E-Bay. Le groupe modifie ensuite dès 2004 son optique et troque l’électro-body matinée de chanson traditionnelle pakistanaise pour une post-pop progressive influencée par les cold et new wave des débuts eighties, trahissant à l’occasion des penchants pour les expérimentations sur les structures chères au krautrock. A l’heure où j’écris ses lignes, le groupe prépare dans le grenier de Panelli un dixième album et poursuit avec une intégrité et une pugnacité toute particulière, assurément unique, la suite d’un travail de fond nourri à la fois d’une forte réflexion et d’un instinct primitif très direct -et, bon, Boinem me casse un peu les couilles, il me doit toujours six sacs pour le siège arrière de ma 4L qu’il a trouvé élégant d’asperger de vomi un soir de concert bien arrosé puis d‘exposer dans une galerie d‘art contemporain et en attendant je sais pas comment je rentre chez moi maintenant, mais je suppose que c’est une autre histoire…Vincent d’Erstal-Beauraing