About Me
Joseph Mahé est né au village du Gréavaud en l’île d’Arz (Golfe du Morbihan, Bretagne Sud, France) le 18 mars 1760, aîné des trois enfants de François Mahé, capitaine de cabotage et maître de barque, et de Julienne Dréano. Si le breton est sa langue maternelle, l’adolescent se délecte des arcanes du français, du grec et du latin au collège royal Saint-Yves à Vannes entre 1774 et 1778. Ses lectures approfondies d’Homère, César, Tite-Live, Saint-Augustin, comme du dictionnaire de la langue bretonne de Dom Louis Le Pelletier (1752), ne cesseront de nourrir sa réflexion future.
Joseph Mahé entre au grand séminaire de Vannes à l’âge de dix-huit ans. Après son ordination le 25 mars 1784, il est nommé vicaire de la paroisse de Kervignac, puis de Saint-Salomon en 1785, l’une des quatre paroisses de Vannes. Malgré ses sympathies jansénistes envers le tiers état, son ministère sera bref, puisqu’à de 85% des desservants bretons, il refuse en 1790 de prêter serment de fidélité à la Constitution civile du clergé qu’il juge absurde. Le réfractaire Mahé prend le parti de la clandestinité et se réfugie chez son ami le sieur Desgrée du Lou. Le costume civil et les longs cheveux tressés en catogan qu’il porte alors ne lui évitent cependant pas une incarcération à la maison d’arrêt de Vannes lors de la Terreur en 1793. S’ensuivent quatre années de clandestinité, de prison, durant lesquelles Mahé entreprend de parfaire ses connaissances en musique, dessin et mathématiques, auprès de son ami Jacques Grignon, futur vicaire général et grand-chantre de la cathédrale.
Peu avant la levée des mesures contre les prêtres réfractaires, Mahé est mis en liberté surveillée le 10 juin 1797 et devient le précepteur du fils cadet du sieur Desgrée du Loû au château de Léry. 1801, l’année du Concordat, ranime la question religieuse dans le Morbihan et Fouché lui-même exige que ce "citoyen turbulent" renouvelle la promesse de fidélité à la Constitution. Mahé rejoint alors la cohorte des "soumissionnistes", au grand dam des "intransigeants" prêtres royalistes. Fort de la recommandation du préfet Jullien, Mahé devient chanoine de la cathédrale de Vannes. Il cumule même à partir de 1806 les fonctions de conservateur de la bibliothèque municipale, de professeur suppléant et d’aumônier du collège municipal de Vannes. Durant neuf ans, le notable Mahé donne désormais libre cours à sa passion des langues, du passé et de la théologie, rédigeant un savant traité d’Antiquités Homériques, représentant if de sa conception syncrétique de l’histoire. Il est aussi le mentor de toute une génération de collégiens, avides de son sens de la rhétorique et d ‘un discours janséniste assez novateur dans un Morbihan encore bien archaïque dans sa foi.
Las. La Restauration en 1815 annonce le retour en grâce du clergé royaliste, qui ne se prive pas de stigmatiser le jansénisme conquérant du chanoine Mahé. Le retour de bâton ne se fait point attendre : en mars 1815, il est relevé de ses fonctions de conservateur ; en 1816, il doit démissionner de son poste d’aumônier et cesser toute visite au séminaire. C’est donc à soixante ans, après avoir commis à Paris un ultime plaidoyer jancéniste (Discours sur la grâce efficace en elle-même…, 1818), que l’antiquaire ecclésiastique se consacre exclusivement à ses recherches historiques. En 1820, dans la mouvance de l’Académie Celtique (1808) à la recherche d’une culture gauloise, le requête du comte de Chazelles, préfet du Morbihan, est à cet égard plus qu’une opportunité : "une invitation à se livrer à quelques recherches touchant à ces monuments qui sont parmi nous en plus grand nombre qu’en aucun lieu du monde, et qui attirent en ce moment l’attention des savants de la France et même de l’Europe."
En 1822, une lettre de Mahé annonce au comte que son Essai sur les Antiquités du département du Morbihan est pratiquement achevé. Il faut cependant attendre 1825 pour qu’il soit publié chez l'éditeur Galles aîné, imprimeur du roi à Vannes. Dans cet ouvrage de cinq cents pages, au beau milieu des "Dolmens et Cromlechs", de la "Soule" et de la "Langue bretonne", d’"Anguilanneuf" et des "Braies des Villageois", Mahé consacre un chapitre de Vingt et une pages aux "Chants populaires du Morbihan". On y trouve quarante mélodies profanes à une voix notées sans paroles et une analyse de nos chants populaires. Ces exemples musicaux sont classés par "airs dans le mode majeur et airs dans le mode mineur (sans note sensible, dans le mode de Ré, dans le mode de La et dans un mode inderterminé)". Ses analyses procèdent d’une mentalité à la fois originale et répandue en ce premier quart de 19e siècle. En effet, le jancénisme le pousse à chercher la vérité dans les racines de toutes choses, et ses nombreuses références à Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) en matière musicale le confortent dans cette voie : la musique est d’autant plus "vraie" qu’elle est plus ancienne. Autrement dit, elle est d’autant plus décadente, pervertie, qu’elle est rationalisée.
Dans cet incontournable mythe de l’âge d’or, on trouve en Joseph Mahé un romantique précurseur de toutes les entreprises de sauvetage du patrimoine culturel breton en ce premier quart de 19e siècle… Comme nombre d’érudits bretons, catholiques et conservateurs, Mahé voit dans le passé de la Bretagne un dernier espoir d’immobilisme et d’innocence, face à une histoire qui s’accélère. Près d’un siècle plus tard, le chanoine Jean-Pierre Le Moing retrouve le manuscrit de l’Essai de Mahé et le dépose à la bibliothèque de l’Evêché de Vannes. Le texte intégral du chapitre "Chants populaires du Morbihan" accompagne non pas les quarante mélodies déjà publiées, mais une impressionnante collecte de 232 airs (appelés Bretonnes) notés de main de maître par Mahé, constituant à ce jour le plus ancien fonds d’airs de tradition populaire de Bretagne. L’original est perdu mais une copie est consultable aux Archives Départementales du Morbihan.
Le fonds Mahé semble avoir été constitué et noté entre 1792 et 1802, année où il devient chanoine en 1802. Mais il doit être considéré comme le produit d’une première période consacrée sans doute aux recherches sur le terrain, et en tout cas à quarante années d’immersion dans la société traditionnelle : île d’Arz (1760-1774) – Vannes et séjours fréquents chez ses cousins prêtres aux presbytères d’Erdeven, Les Fougerêts, Groix, Locmaria, Pl--meur et Surzur (1774-1784) – Kervignac (1784-1785) – Vannes (1785-1798) – Questembert (1783) – Saint-Léry (1798-1800) – Vannes (1800-1825).
On distingue dans cette collection de 232 mélodies (appelées Bretonnes), 137 airs de ronde et 82 airs de bal, pour lesquels on retrouve indéniablement les caractéristiques du répertoire chorégraphique ancien demeuré vivant jusqu’à nos jours. 58% des airs de ronde permettent aisément de soutenir les actuels laridé ou ridée (40%), en dro, rond ou tour (15%), hantér-dro ou demi-tour (2%) et dañs-tricot ou en dro-hantér-dro (1%). 36% du répertoire sont des airs de bal. Ils rassemblent toutes les formes ternaires, dont les timbres de dérobée puisés au fonds français en vogue au début du 19e siècle. 6% des pièces ne revêtent pas la carrure nécessaire pour être reconnaissables comme musique à danser, à l’exemple de l’Air du Cantique des Trépassés "à l’usage des paysans qui le chantent la nuit de la veille de leur commémoration".
Mahé semble nous présenter, de par le titre du chapitre, un répertoire purement vocal. Il n’en est rien, car dès le troisième chapitre, il assure que ces airs "ont traversé bien des siècles et qu’ils furent le produit de la verve féconde des bardes, qui les exécutoient peut-être sur un certain instrument champêtre dont le son, un peu aigre, les répète souvent aujourd’hui [et] qu’on nomme bombarde. Cet instrument accompagne la cornemuse et sert à en préciser les intonations un peu confuses. Cette cornemuse, qu’en Breton on nomme Binviou, Binvigeou ou Biniou (voyer Benbec dans Le Pelletier)". Il s’agirait donc bien d’un répertoire vocal et instrumental pour le biniou et bombarde. On retrouve d’ailleurs une douzaine de ces airs publiés dans le Recueil d’Airs de Biniou et Bombarde d’Alfred Bourgeois, vraisemblablement notés lors du concours de biniou de Brest en 1895.
Structures rythmiques
L’étude de ces airs conforte les recherches récentes sur la musique du pays vannetais bretonnant et du Vannetais gallo. Ordinairement binaire (64%) ou ternaire (36%), l’ensemble des pièces est mesuré à 2 temps (2/4 ou 6/8). Constitué de deux phrases répétées sans refrain, ces airs rappellent la structure du chant à répondre ou celle de la musique sonnée : A [a a’] + B [b b’] (a et b : chanteur soliste ou biniou-bombarde - a’ et b' : réponses du groupe de chanteurs ou le binioù). La phrase A sous forme de question, avec un appui généralement sur le degré V. La phrase B sous forme de réponse, auquel aboutit généralement le degré I (f.. bourdon du biniou). On remarque pour 5% des cas une tendance spécifiquement vannetaise, où l’air est constitué de deux phrases, dont la première A, très courte, est tripartite ; et dont la seconde B, longue, est répétée deux fois. L’exemple de l'Air 15 ms Mahé :
Structures mélodiques
68% des airs ont un ambitus inférieur ou égal à la sixte. 94% des airs ont un ambitus ne dépassant pas l’octave. Ce faible ambitus est une caractéristique que l’on observe dans le fonds vannetais tant en musique vocale qu’en musique sonnée biniou-bombarde. 43% des airs sont construits sur une échelle majeure. 54% des airs sont construits sur une échelle mineure. 3% des airs font alterner les deux échelles : A [Majeur] et B [Mineur] ou l’inverse.
L’ornementation
20% des airs présentent des notes d’agrément (ornement affectant chacun une seule note appelée appoggiature (Bretonne 59) ou mordant inférieur (Bretonne 81). Même si Mahé a agrémenté certaines de ses Bretonnes de quelques broderies, on peut s’accorder à penser que l’ornementation a dû être improvisée par ses informateurs et que la notation ne nous fournit que peu d’idées sur la stylistique.
Classification
Mahé qualifie 12% des airs de "non breton", "étranger" ou "suspect", définissant ainsi son habitus musical. De plus, notre collecteur sélectionne par des petits signes (+ ou *) 46% des airs, mais omet de préciser quels sont ses critères de classification. Un petit nombre de ces airs sont restés dans la tradition populaire et sont parvenus jusqu’à nous dont l’incontournable timbre d’An Hini Gouz (Air 196 ms Mahé).
L’Après Mahé - Joseph Mahé reste peu connu en dehors du cercle étroit des sociétés et académies savantes. Son --uvre, malgré son intérêt, semble ignorée des grands collecteurs Hersart de la Villemarqué, Luzel, Sébillot, Bourgault-Ducoudray, Quellien, Larboulette, Buléon, Duhamel, Herrieu… Il a pourtant été le premier à aborder et comparer les modes ecclésiastiques et ceux de la musique de tradition populaire bretonne, bien avant les Trente mélodies populaires de Basse-Bretagne de Bourgault-Ducoudray (1885) ou les Quinze modes de la musique bretonne de Duhamel (1911). Ethnomusicogue avant la lettre, Mahé déclare : "il seroit à désirer qu’on fit dans chaque département un recueil des principaux airs qui composent le répertoire du peuple, et une collection de ces recueils partiels ne seroit pas sans intérêt ni pour le philosophe qui aimeroit à comparer le génie musicale de sa contrée avec celui des autres, ni pour le musicien dont l’oreille, quoique superbe et dédaigneuse, y trouveroit quelquefois, avec une mélodie chaude et coulante, une piquante originalité qui la flatteroit en la surprenant."
En 1826, un groupe d’intellectuels morbihannais fonde la Société Polymatique du Morbihan dont Mahé sera le président co-fondateur. Malicieux, il rétorque à une critique épistolaire : "Je continue à faire des recherches et des découvertes, et si nous avons le bonheur de vivre encore seulement un siècle, vous aurez la satisfaction de connaître toutes les richesses archéologiques du Morbihan, et la seconde édition que je donnerai de l’Essai en 1926, ne s’appellera plus essai. Ce sera un ouvrage complet et impayable."
En revenant d’une visite archéologique à l’île de Houat, où il doit subir les "rigueurs d’une nuit à la belle étoile", l’érudit Joseph Mahé, âgé de 71 ans, meurt à Vannes, le 4 septembre 1831.
Article de Roland Becker, "Le chamoine Mahé, premier collecteur breton ?", in Musique Bretonne, Histoire des sonneurs de tradition, Le Chasse-Marée / ArMen, Douarnenez, 1996.