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le documentaire : lieu prisé de la contestation ?
Entretien réalisé par Sandra Adam-Couralet
Sandra Adam-Couralet : Le documentaire est un des lieux prisés de la contestation. Mais, contrairement aux années 1970, la remise en question n’est plus seulement un détournement de ce qui est institué et de ses règles, il semble aujourd’hui que l’on tende vers l’ « invention » d’une nouvelle image. La mise en cause devient mise en poésie. L’essai documentaire est une forme qui semble par conséquent se développer, en déplaise aux attachés de la preuve par l’image. Va-t-on vers la perte du document, c'est-à -dire littéralement « ce qui sert à instruire » ?
Tom : D’abord, je n’aime pas trop le terme « poésie ». Dans ce contexte, je préfère employer l’expression « poétique de la pensée ». De plus, je ne suis pas certain qu’aujourd’hui, plus qu’hier, on tende vers l’invention d’une nouvelle image. En tout cas, je ne l’ai pas constaté. Par ailleurs, je ne pense malheureusement pas que l’essai se développe. Il s’agissait juste d’une parenthèse. Revenons-en au questionnaire…
Va-t-on vers la perte du document, c'est-à -dire littéralement « ce qui sert à instruire » ? Oui, de plus en plus. Pourquoi ? Parce que désormais, le savoir, l’expérience et l’analyse ne sont transmis qu’à condition de satisfaire cette unité de calcul médiatique qu’on appelle communément le grand public. Succinctement, le document n’a de valeur, si et seulement si, il est compris et digéré par le vulgum pecus.
Le réalisateur s’évertue donc à contenter le diffuseur dont la préoccupation première réside dans l’intérêt qu’il porte au consommateur, celui qui consomme le flux télévisuel, c’est-à dire celui-là même qui achète tel ou tel paquet de lessive. Finalement, on en vient à expliquer la guerre en Irak le plus simplement du monde, à la façon de M.Moore, à la façon de W.Bush. On galvaude. On « postiche »…
P.Breton appelle ça : « la communication performative ». Le credo « un bon message et un message facilement communicable » a désormais valeur de loi !!!! Le document, cette chose complexe et difficile d’accès, embarrasse celui ou celle qui s’inquiète d’envoyer « un message facilement communicable ». Est-ce que le documentaire d’aujourd’hui est par essence cette saloperie qu’on appelle hypocrisie, ce « vice qui consiste à s’affecter une vertu ou un noble sentiment qu'on n'a pas »? C’est fort possible. Mais, il se peut que les films documentaires réalisés par nos contemporains deviennent demain des documents pour d’autres. Ces autres diront probablement que nous étions à côté de nos pompes. Pourtant, ils travailleront à partir de nos films. Ils diront certainement que nous n’avions rien vu, rien entendu. Mais en analysant de façon pertinente nos travaux, ils en sauront un peu plus sur notre époque. Pour ma part, j’aime à penser que nos films, les bons comme les médiocres, deviendront à leur tour des sources primaires.
Sandra Adam-Couralet : La forte influence du « cinéma direct » hérité des années 1960 avait quelque peu occulté la part d’écriture dans la démarche documentaire. Souvent issus d’études liées aux arts spécifiquement plastiques, les nouveaux auteurs n’hésitent pas à mêler une certaine recherche de beauté dans leurs démarches militantes. L’expérimental, la création plastique et sonore envahit donc le documentaire. Pourquoi ces convergences ? Pourquoi ce retour aux effets visibles ?
Tom : Contrairement à ce que tu sembles sous-entendre, il ne s’agit pas d’une victoire du « cinéma ma vérité », celui de Chris Marker, sur « le cinéma vérité », celui de Jean Rouch ou d’Edgar Morin. Cela serait trop beau ! Je pense qu’il s’agit plutôt du contraire. Le « cinéma direct » est selon moi une tartuferie. Je crois qu’à cette époque le documentaire résonnait déjà comme un « moi je, moi je, moi je… ». A mon sens, c’est ce « moi je » qui l’a emporté sur la subjectivité du cinéma de Marker. Lorsque l’individu-réalisateur a pris le pouvoir au nom de l’intérêt général, la société était déjà celle d’aujourd’hui. C’était trop tard.
Nos pairs ont été l’avant-garde. Sous l’accoutrement de la contestation, ils ont pris les clefs du pouvoir et aujourd’hui, eux ou leurs héritiers, sont les gardiens du temple. Ils sont producteurs, ils sont dans les commissions, dans les festivals, dans les écoles, ils travaillent dans les chaînes de télévision. Ils ont entre 50 et 60 ans. Bref…
Tout ça pour dire que le cinéma direct reste encore influent. Si des gens issus des arts plastiques veulent se lancer dans le documentaire, c’est peut-être une bonne chose. Harun Farocki s’est bien essayé avec brio à l’installation vidéo. Alors, pourquoi pas? Concernant la question du beau pour le beau… je ne fais pas du beau. Je ne sais pas ce que c’est. Je fais des films. Je ne suis pas non plus un réalisateur militant. J’avoue que cette question m’embarrasse. Alors je préfère passer à la suivante.
Sandra Adam-Couralet : Niant la possibilité d’une saisie objective du monde, on conçoit désormais un cinéma engagé qui se consacre à travailler dans le local. Il est d’ailleurs souvent emprunt d’une subjectivité très marquée. L’époque de l’opposition frontale à l’Etat semble révolue, la contestation actuelle défend le débat, le droit à la parole et au pluralisme. En quoi permet-elle un discours sur le monde ?
Tom : Cette subjectivité affirmée ne permet pas nécessairement un discours sur le monde. Elle est peut-être simplement le reflet de ce qu’est notre société. En effet, l’époque de l’opposition frontale est révolue. Les utopies d’hier ont cédé leur place à d’autres. Seul un certain anarchisme de droite aurait, semble-t-il, des raisons de subsister. Et encore…
Si la société repose sur cette nouvelle utopie qu’est la communication, peut-on dire que les réalisateurs de documentaires sont entrés en dissidence ? Ma réponse est non. Non, parce que les auteurs sont trop impliqués.
Concernant la seconde partie de ta question, si tu fais référence à la subjectivité, celle des essayistes, cette « qualité intérieure de ce qui appartient seulement au sujet pensant », on peut en effet envisager qu’elle permet un discours sur le monde. On en vient ici à la poétique de la pensée ou à la noosphère qui sont, à mon sens, les moyens les plus justes pour transfigurer ce qui appartient au sujet pensant. C’est la question du point de vue plus que de la subjectivité qui est ici posée.
Si tu fais allusion à la subjectivité, au sens usuelle, je te répondrai qu’elle ne permet pas un discours sur le monde. Je suppose qu’elle est simplement le reflet de ce qu’est notre société. Depuis les années 70, la société prône un retour à l’individu caractérisé par une forte incitation « au développement personnel ». Peu à peu, le monde qui nous entoure est devenu une injonction du « soi ». Nous sommes passés d’une émancipation où on nous invitait à partir à la conquête de notre identité personnelle, à celle de la réussite sociale par l'initiative individuelle.
Notre société prône la mise en scène ou la représentation de soi comme facteur de réussite. Les réalisateurs de films documentaires n’échappent pas à la règle. Il se peut que cette subjectivité soit le résultat du désir inavouable des auteurs de s’affirmer et d’exister ? C’est peut-être ça le local dont tu parles : l’intimité comme espace où l'on communique pour négocier et aboutir.
La question de la subjectivité est fondamentale mais complexe. Un type comme moi n’est pas forcement à même de t’éclairer sur ce sujet. En revanche, je trouve inadmissible qu’on brandisse l’étendard de la subjectivité afin de justifier ou d’excuser la supercherie. Je ne peux pas affirmer que Hubert Sauper a volontairement fait preuve de malhonnêteté lorsqu’il a réalisé le « Cauchemar de Darwin ». Mais lorsque, dans le seul but de justifier les erreurs ou les inexactitudes de son documentaire, il définit son film comme étant une allégorie de la mondialisation, faisant valoir son soi-disant droit à la subjectivité alors que la forme-même de son travail a pour fin de nous faire croire le contraire, je pense alors que Hubert Sauper n’est pas honnête.
Sandra Adam-Couralet : Dans un article de Libération, le producteur de documentaires Frank Esquenazi parle d’une « mort programmée du documentaire ». Par là , il entend que la télévision se réapproprie le genre pour en faire des programmes qui ne seraient en fait qu’un lieu de plus pour faire de l’audience. Les films seraient choisis en fonction d’une étude sur le nombre de gens que le sujet pourrait toucher et non en fonction de leur magie, de leur force ou de leur émotion. Néanmoins, l’institutionnalisation n’est-elle pas un passage obligé de toute forme artistique qui répond à des besoins sociaux ? Qu’en pensez-vous ?
Tom : En France, l’institution est en effet un passage obligé pour ceux et celles qui souhaitent vivre de leurs films. La conséquence de cette institutionnalisation est la disparition de la forme artistique. Pour être tout à fait honnête il faut dire que subsistent des personnes qui se battent encore afin que nous conservions le droit de créer. Elles se font rares, mais ils sont là ces anges qui rendent notre tâche supportable.
Si demain je ne réalise pas mon prochain film, ce n’est pas dramatique. Il y en aura d’autres, des jeunes cons qui ont des choses à dire. Mais si ces quelques personnes devaient abandonner cette lutte qu’ils mènent avec courage, alors nous, réalisateurs d’essais et réalisateurs de films documentaires, perdrions ce que nous avons de plus cher : notre liberté.
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