_____On n'imagine pas tous les échantillons de débats que peut vous offrir la précarité relative. Mon escalier m'en assure une source inépuisable. 7 étages à gravir. L'ascenseur, c'est pour les « vrais » résidents, ceux qui accèdent à leurs appartements en empruntant l'escalier d'entrée. Les marches moquettées avec le mauvais goût de rigueur, c'est pas pour moi, pas pour les chambres de bonnes. Mon chez-moi n'est accessible que par le deuxième escalier, celui qui donne sur l'arrière cour. Dans sa cage, pas de ces minuscules cabines comme on en trouve souvent dans les vieux immeubles parisiens. Juste un monte-charge mécanique, se tirant de la même manière qu'on sonnerait les cloches d'une église. Les « vrais » résidents, eux, ne l'empruntent jamais. Eventuellement pour descendre leurs poubelles ou y entreposer tout ce qui peut les encombrer.
_____J'ai une fâcheuse tendance à cacher mes échecs, en particulier lorsqu'ils touchent à l'argent : les affaires, les achats, le salaire, le loyer, tout ça, tout ça. La défense de ces sept étages comme quelque chose que j'aurais délibérément choisi revêtait donc un caractère primordial. On me mettait sous le nez le caractère pénible de cette épreuve physique ? J'en vantais les mérites sportifs, chargé comme une mule de courses et de linge fraîchement lavé. On se plaignait d'en avoir le souffle coupé ? Je faisais valoir la pétulance avec laquelle, grâce à cet entraînement quotidien, je me faufilais dans les escalators de métro. Aberration moderne à l'époque de l'accès assisté ? Formidable objet d'étude socio-odoriférante et de divination culinaire ; sujet fécond appelant la curiosité ; trames insondables qui me resteraient à jamais cachées.
______J'en étais tellement convaincu que me je me surpris un samedi, rentrant complètement ivre d'une soirée ratée, en train de sonner frénétiquement à l'une des portes. J'avais entendu du bruit - un morceau de Justice, en fait - et j'étais bien décidé d'en finir avec ma clandestinité grimpante. « Ça sonne ! » Il me paraissait naturel de commencer l'investigation en me trémoussant les fesses dans le salon d'un de ses occupants, une bière à la main. « Oui, c'est pourquoi ? » Une autre voix, celle du maître des lieux, vu le ton. Vexé d'avoir pour interlocuteur une porte, je sonnai de plus belle, impatient que j'étais d'aller retrouver son frigo. La porte s'entrebaîlla, laissant apparaître une tête qui m'apparaissait bien trop floue, étant donné mon degré avancé d'alcoolisme. Je m'attendais à me faire accueillir bras ouverts ; il n'en fut rien. La tête restait désespérément muette. Je me résolus à prendre la parole. « Oui, bonsoir... Euh... Je suis bien embêté car demain je bosse. Et, voilà ... » Je pris un air renfrogné. « Je suis à bout là , et je suis prêt à appeler les flics si vous continuez. » La tête ne réagissait toujours pas. Après un bref silence :
- Je suis pas crédible, c'est ça ?
- Non.
- Ah. Bon. Dommage, c'était juste pour vous emmerder, histoire de voir ce que ça fait.
Je reprenais mon ascension. Il était convenu que mon escalier ne se laisserait pas disséquer aussi facilement.
_____Finalement, c'est lui qui vint à moi, dans la peau d'une commère grisonnante. Chaque fois qu'un plombier se pointait à ma porte, elle arrivait peu après, comme si elle eut ressenti dans ses tripes les tourments de mes canalisations. Chacun son type de divination, après tout. Et des plombiers, j'en avais vu passé une paire. Pour le sanibroyeur entartré, mes étrons ressortant en purée par la douche ou pour le ballon d'eau chaude qui avait brusquement décidé d'inonder le couloir. Périodiquement, j'étais ainsi ramené à quelques archaïsmes dont je défendais malgré tout les atouts. Je me rasais dans une bassine d'eau chaude, troquais mes canalisations pour des seaux que je jetais par la fenêtre une fois remplis. « Mais nan, c'est cool. Ça me donne un aperçu de comment on vivait au Moyen-Âge. » N'empêche que je l'appréciais, cette bonne femme dont mes malheurs faisaient l'objet des visites. Elle me permettait de m'essayer à une langue que j'avais peu l'habitude de pratiquer, celle des propos cordiaux échangés entre voisins bienveillants. « Mais oui madame, j'entends bien », « c'est bien aimable à vous », « assurément j'y veillerai » et toutes ces formules préfabriquées que je me plaisais à sortir à chaque entournure de phrase. Courtoisie de couloir. Un jour, j'avais eu affaire à son mari. « Mais tais-toi » lui avait-il lancé, « tu m'empêches de parler à monsieur. Qu'est-ce que je disais déjà ? » J'étais bien flatté de le voir plisser les yeux et se pincer les sinus entre deux doigts ; ma cordialité étant telle qu'elle eut nécessité une grande concentration pour en rendre la pareille.
______La chambre de bonne, donc. Un piano, une contrebasse, Lisa Bassenge qui reprend Marilyn Monroe. Des bourrasques de vent apportent à travers la fenêtre quelques échos lointains de sirènes et de klaxons. Le frigo ronronne. Dessus, un nombre invraisemblable de magnets P'tit Gervais, j'en fais collection. Ils représentent des fruits et légumes dans lesquels sont percés les différentes lettres de l'alphabet ; va savoir pourquoi j'ai autant de E - Echalote. Un estomac et un fémur se baladent au milieu de toutes ces lettres. Un autocollant Vache Qui Rit aussi. L'animal nous fait grâce de son éternel clin d'oeil, et de sa gueule sort une bulle de BD à remplir au bic ; j'y ai noté "Alors, ça baise ?" On peut à peine distinguer le bruissement de sacs plastiques qui se rétractent encore cinq minutes après avoir vomi leurs courses sur le carrelage en grès cérame. A côté, quelques croûtons de pain échus ici et là . Des gouttes d'huile séchées remontent de la porte placard de la minuscule salle de bain jusqu'aux carreaux muraux de la cuisine. Elles finissent leur course en déflagration autour de la plaque de cuisson, éclaboussent un micro-onde gris métallique qui réfléchit la seule ampoule allumée au dessus des éviers, celle qui marche encore. Le comptoir dans lequel sont intégrés ces éviers est séparé du comptoir où est posé le micro-onde par une planche qui fait office de table : un liquide vaisselle Auchan parfum pamplemousse, une salière, deux bouteilles de sirop Teisseire, l'un à la cerise, l'autre aux fruits de la passion, un pot de Nutella, deux verres, une carafe d'eau et un paquet de Twinuts dans lequel ma main fait des va et vient, crée un nouveau bruit qui s'arrange avec la voix de Lisa Bassenge, ses deux musiciens le vent et mon frigo.
_____Ma mâchoire croque nonchalamment. Mes yeux fixent le vide, s'emplissent de larmes. Je baisse la tête et mes omoplates s'animent d'imperceptibles soubresauts. Je range les Teisseire à la cerise et aux fruits de la passion pour prendre celui à la fraise, me sert en grand verre, ouvre la porte placard de la minuscule salle de bain et m'assoit sur le sanibroyeur, la tête entre les mains et les coudes sur les genoux. Le trio mené par Lisa Bassenge passe à un registre plus énergique. Il se fait à nouveau déranger, mais cette fois par le bruit de mucosités propulsées d'une paire de narines dans une quadruple couche de PQ. Puis ce sont les sacs plastiques qui émettent un boucan effroyable. Les conserves qui s'entrechoquent, la porte du frigo qui s'ouvre, Lisa Bassenge s'entête malgré tout « I'm through with love, I'll never fall again », les placards qui claquent, une casserole qui cogne, deux oeufs cassés, une fourchette dans un bol « Said adieu to love, don't ever call again ».
______Lorsque j'arrive devant le PC, un rectangle jaune est allumé. C'est mon père qui a essayé de me parler sur MSN. Echanges rituels ; un smiley heureux pour montrer que tout roule. S'ensuit une discussion sur la photo, la passion du paternel. J'écoute tranquillement ses élucubrations techniques ; me vide quelques pastis ; surveille mon omelette ; jette un coup d'oeil sur Winamp ; note dans un coin de ma tête qu'elle chante pas mal, cette petite Lisa Bassenge ; puis tout s'emballe. Les vitesses d'obturation et sensibilités de pellicule de mon père s'éclipsent pour mes interprétations éméchées de ses travaux. « Avec l'arbre qu'on a l'impression qu'ils sont encore plus écrasés par le ciel ». Mes doigts se mêlent. J'écris de plus en plus mal. A la fin, mon père ne dit presque plus rien. Je me déchaîne sur le clavier, une fourchette à la main, un verre de Pastis dans l'autre. « Wha celle dand divers avec la fenetre est géniale ! Cet espè_ce d'effet qui fait trouble la fenêtre en arrière plan, avec les objets super distincts devant. eklle fait ressentir un esp_ce de sentiment de solitude. comme si on avait ces deux objkets futiles, la trompette et je sais pas trop quoi qui représente la sureté du foyer car ils sont bien distincts sur la photo, mais en meme termps, y servent à rien, et la fenetre derrière qu'on a envie d'ouvrir parceuq'on étouffe, et qu'on a envie d'autre chose que ces deux objets à la con dont on se sert meme pas et la fenetre qui est complètement flou tout comme l'avenir, et ce qui nous attendra derrière quand on essaira de l'ouvrir pour allcer chercher de quoi combler sa solitude. » C'est une ancienne bouillotte en métal me précise le photographe, cet objet que je n'avais su reconnaître. Je fais tomber un bout de salade entre la touche / et § du clavier, le vire de l'index, essuie le gras avec la paume de la main et conclut la discussion pour me tracer au Glaz'Art. Check my hardcore band ! Check my electro compositions (Geckko Tonic) ! Check my blogzine ! Répulsions - Génuflexions Check my ass !
